LES LAGUNES : UNE DYNAMIQUE QUI RECÈLE UN POUVOIR EXTRAORDINAIRE D’AUTORÉGULATION

(Abdelilah Benmesbah – Département de Géologie – Université Ibn Tofail – Maroc)


A l’Holocène, la terre a connu un épisode post glaciaire pendant lequel le niveau général des mers a augmenté suite à la fonte des glaciers de la dernière glaciation (Wűrm). En réponse à cette augmentation du niveau des mers, la terre a modelé dans ses zones côtières des sortes de dépressions en communication avec la mer et séparées d’elle par des barrières, qui allaient constituer les lagunes ayant reçu le surplus d’eaux débordant sur ses plaines côtières.

Ainsi constituées, chaque lagune se montre actuellement comme une étendue d’eau peu profonde séparée de la mer par une barrière et qui garde avec elle une faible communication permanente ou éphémère. Elle reçoit des eaux salées de la mer et des eaux douces des fleuves. La sédimentation est contrôlée par l’interaction des apports continentaux des fleuves et marins des marées. Les sédiments qui proviennent des fleuves et de la mer sont répartis dans la lagune par la dynamique fluviale (crues) et la dynamique marine (courants de marées). Le faciès de la zone centrale strictement lagunaire peut montrer un dépôt à tendance continentale ou marine en fonction du déplacement des limites d’influence continentale et marine qu’enregistre la dynamique lagunaire.

Ces caractéristiques font de ces lagunes des zonez de régulation hydrique et sédimentaire où le brassage général des eaux qu’elles reçoivent de la mer salée et des fleuves douces, ne manifeste pas de miscibilité de celles-ci, et où le tri mécanique et chimique des sédiments apportés par la mer et les fleuves permet un réarrangement des ces sédiments en séquences qui témoignent d’un fort pouvoir d’autorégulation. Ces séquences peuvent, en fonction des deux influences marine et continentale, enregistrer une évolution soit vers des conditions d’approfondissement soit vers des conditions de comblement, comme on l’a constaté par analyse dans la lagune côtière de Moulay Bou Selham au Maroc.

Située sur le littoral atlantique marocain, à environ 120 km au nord de Rabat, la lagune de Moulay Bou Selham, dite Merja Zerga, par sa couleur bleue et sa forme elliptique de presque 30 km2 sur la partie septentrionale du bassin du Rharb, constitue l’une des plus importantes zones humides du Maroc (photo 1). Son régime hydrologique est tributaire des variations saisonnières. Pendant la saison pluviale, le débit des rivières augmente et fait avancer les eaux douces dans la lagune qui poussent les eaux salées marines vers la zone de communication avec la mer. Pendant la saison d’étiage, l’assèchement des rivières permet aux eaux salées marines de gagner sur la plus grande partie de la lagune.

Photo 1 : vue panoramique de la zone de communication de la lagune de Moulay Bou Selham avec la mer

Ces variations dans la salinité des eaux de la lagune par le déplacement des lignes d’interaction entre les eaux douces et les eaux salées engendrent une stratification des eaux que nous avons constatée en couches obliques de salinité décroissante de la zone marine à la zone fluviale. Les mesures de salinité que nous avons relevées dans les eaux de la lagune en période d’hiver nous ont révélé les modalités de cette stratification (aussi décrites par C. Carruesco), (Carruesco, 1989) où les strates d’eau, se distinguant les unes des autres par leurs propres salinités, donc par leurs propres densités, plongent obliquement, les unes sous les autres, vers la zone fluviale de la lagune. Les strates les plus salées sont en bas à cause de leur densité élevée, et au dessus, se succèdent celles à salinité de plus en plus faible, jusqu’à la zone fluviale où la salinité tend à disparaitre (Fig. 1). Chose qui assigne à la lagune son régime hydrodynamique faisant circuler les eaux superficielles moins salées, donc moins denses, vers la mer et les eaux profondes denses, plus salées, vers le centre de la lagune, tout en préservant cette stratification des eaux lagunaires qui empêche leur dissipation malgré leur interpénétration qui varie avec les saisons et avec l’action des marées.

Cette spécificité de ces milieux en fait d’eux des interfaces où des eaux d’origines et de natures différentes subissent un brassage généralisé sans que celui-ci ne les rende miscibles. Ces eaux s’organisent en strates distinctes par leurs propriétés physiques et chimiques qui assignent entre elles des barrières infranchissables. Cette spécificité que recèle cette lagune, le Coran l’a explicitement décrite d’une façon brève et précise : (Il a donné libre cours aux deux mers pour se rencontrer. Il y’a entre elles une barrière qu’elles ne dépassent pas) (LV, 19-20)

Et c’est vraiment ces barrières qui semblent se tracer entre ces strates de salinités différentes dont la succession rend ce milieu lagunaire comme étant une zone barrière entre la mer et le continent. Dans cette zone, l’équilibre entre le sédiment et l’eau sus-jacente est largement influencé par l’alternance des saisons (période hivernale – période estivale) et tributaire des crues, des tempêtes, des marées et de la morphologie du goulet par lequel transitent les eaux marines.

Figure 2 : Stratification des eaux dans la lagune de Moulay Bou Selham.

Ainsi en période estivale (faible drainage), il s’établit un équilibre marqué par une influence marine plus dominante ; le fond se trouve alors sous des conditions propices pour son raffermissement (faible taux de sédimentation, concentration des carbonates et forte prolifération des organismes endobenthiques). Le flux de matière qui traverse l’interface eau-sédiment pousse le sédiment à se restructurer pour s’équilibrer avec l’eau sus-jacente à salinité marine. Mais celui-ci n’atteint jamais le degré d’induration suffisant pour permettre sa colonisation par les organismes épibenthiques. L’arrivée des crues hivernales rompe cet équilibre et rend le taux de sédimentation et la nature du substrat comme étant des facteurs limitant la stabilité des peuplements benthiques dans l’écosystème lagunaire.

Face à cette instabilité sédimentaire, la microfaune benthique ne peut se développer que pendant la période estivale où la sédimentation est très réduite, alors que la macrofaune adopte une stratégie plus adaptative aux variations saisonnières en menant une vie endobenthique. Ainsi en s’enfouissant dans le substrat, les organismes maintiennent leur homéostasie vis à vis des fluctuations de salinité et réagissent par exhaussement face à la sédimentation qui devient plus active en période hivernale. Il s’établit, alors une rythmicité dans la colonisation du fond ; à toute nouvelle modification du substrat succède l’importance d’un type de colonisateurs. L’endofaune est supposée permanente à moins qu’elle ne diminue d’importance en été suite à un éventuel confinement du substrat par colmatage de l’argile. Alors que l’épimicrofaune n’est vivante qu’en été car de tels organismes ne peuvent supporter l’envasement de l’hiver.

Dans cet interface eau-sédiment, l’action homogénéisatrice de la lagune s’avère évidente ; les sédiments continentaux apportés en période hivernale sont mélangés aux sédiments anciens de la lagune et ce, par action aussi bien hydrodynamique (courants, marées…), chimique (floculation, absorption, oxydoréduction) que biologique (bioturbation). En période sèche, l’action marine l’emporte et le matériel homogénéisé se trouve alors redistribué dans l’ensemble de la lagune acquérant ainsi un caractère typiquement lagunaire, mais rappelant en quelque sorte le cachet original de son environnement.

Ainsi parait-il que la sédimentation en modifiant l’état du substrat joue le rôle de facteur limitant, car la superposition des sables marins et des vases continentales en rapport avec cet état d’incessants déplacements des limites d’influence continentale et marine au cours de l’histoire récente de la lagune fait penser à un modèle compliqué d’autorégulation où le caractère d’instabilité prouve que le milieu est à la recherche d’un équilibre perdu qu’il ne trouvera jamais. Cela étant car le taux de sédimentation très élevé, en imposant une hostilité à la prolifération des organismes épibenthiques, rend ces zones lagunaires comme des barrages d’interdiction où l’interaction entre les eaux douces fluviatiles et les eaux salées marines crée de grandes fluctuations dans les caractéristiques physico-chimiques du milieu qui rend difficile voire même impossible la vie à beaucoup d’espèces vivantes.

Cette situation, le Coran nous l’a mentionnée depuis 15 siècles: (Et c’est Lui (Allah) qui donne libre cours aux deux mers : l’une douce rafraîchissante, l’autre salée amère. Et Il assigne entre les deux une barrière infranchissable et un barrage interdit) (XXV, 53).

Une situation qui parait en parfaite harmonie avec les principes de la préservation de l’équilibre environnemental de la terre car les énigmes que cette lagune cache mystérieusement dans son fonctionnement, si on les rapporte à l’ensemble du système lagunaire mondial formé à l’Holocène (il y’a 8000 ans environ), nous permettent de constater que le phénomène lagunaire était un des aspects du pouvoir autorégulateur de la terre car venu comme un moyen de réajustement des eaux au niveau de ses zones côtières afin que les eaux marines salées ne transgressent pas et contaminent les eaux douces du continent.

Pour cette raison, au cours de cette période holocène, généralement liée à la décroissance des glaciers qui engendrait par fonte des glaces l’élévation du niveau général des mers, ces lagunes étaient aménagées pour être des bassins de réception que la terre a modelés à sa façon pour répondre à ces variations eustatiques. En établissant des réarrangements susceptibles de luter contre les élévations du niveau marin, ces zones lagunaires étaient dès lors conçues pour créer de nouveaux équilibres susceptibles de préserver la stabilité environnementale de la terre : (N’est ce pas Lui (Allah) qui a établi la stabilité de la terre, placé à travers elle des rivières, lui a assigné des montagnes stabilisantes et instauré un barrage infranchissable entre les deux mers. Y’a-t-il donc une divinité avec Allah ? Non, mais la plupart d’entre eux ne savent pas.) (XXVII, 61).

Donc vu le rôle régulateur très important qu’assurent ces lagunes à l’interface mer-continent à l’échelle mondiale, ce rôle qui, semble-t-il, est aujourd’hui de plus en plus menacé par les dérèglements climatiques, il est de notre devoir en tant que scientifiques de ne pas nous contenter uniquement de faire la description de ces environnements et l’interprétation de leurs mécanismes de fonctionnement, mais de chercher à percer leurs secrets pour comprendre leur interaction avec les variantes de la nature et proposer par là des modèles prévisionnels susceptibles de les protéger afin de préserver l’équilibre et la stabilité de la terre.

Le système lagunaire actuel qui constitue plus de 10 % de la superficie totale des zones côtières mondiales, a joué pendant l’Holocène, un rôle fondamental dans le réajustement du niveau général marin élevé par la fonte des glaciers de l’époque. Ainsi, peut-on dire que ce système lagunaire était venu à cette époque holocène comme une bouée de sauvetage pour les environnements côtiers de la terre, car il a joué le rôle de refuge pour le surplus d’eau que les mers sans ces lagunes auraient fait couler et étendre sur de grandes superficies côtières.

Aujourd’hui, ce scénario de l’Holocène semble se répéter sous l’impact des facteurs anthropiques à l’origine des dérèglements climatiques. Le bruit très alarmant que ceux-ci font retentir sur tous les niveaux, politique, économique, scientifique et autres, met l’homme au fond de leur problème en tant qu’acteur principal et caractère diagnostique qui en subit les conséquences.

Heureusement que la Terre, parce qu’elle est intelligible et dotée de ce pouvoir extraordinaire d’autorégulation, a su aménager ses zones côtières. De la même façon qu’elle a creusé par flexure au pied de ses montagnes des bassins d’avants pays pour recevoir les produits de leur érosion, comme le bassin du Gange devant l’Himalaya au bas de l’Inde ou la plaine du Danube au nord des Alpes ou aussi les bassins du Rharb et du Saïs au sud du Rif au Maroc, ces bassins qui assurent en même temps un équilibre isostatique avec les montagnes, elle a creusé plus récemment à l’époque holocène des dépressions en certains points du littoral pour recevoir les eaux de débordement des mers causées par la fusion des glaciers. Ces dépressions sont ces lagunes qui, actuellement, sont menacées par le comblement, comme on le constate dans la lagune côtière de Moulay Bou Selham. Cette lagune qui enregistre le débordement de ses eaux, actuellement déferlantes sur le pied du mur de l’édifice du mausolée qu’elles ont partiellement détruit (Benmesbah, 2018), si elle continue dans cette même situation, va aplanir le terrain à l’avancée des eaux marines sur de grandes superficies côtières. Ce qui pourrait provoquer de graves problèmes en endommageant les infrastructures portières, les terrains agricoles et même les nappes d’eaux souterraines des zones littorales qui subiraient des intrusions salines. Chose qui nécessite une profonde réflexion sur le devenir de ces milieux que la terre a soigneusement aménagés à l’Holocène pour faire face à l’invasion des eaux marines et que l’homme, par ses interventions non calculées, au lieu de les réaménager pour amortir le choc du réchauffement climatique, ne cesse actuellement de les combler.

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Références bibliographiques :

Benmesbah A. (2018) – Equilibre et stabilité de la lagune de Moulay Bou Selham dans son contexte géologique de comblement. Les journées géologiques du Maroc, Ministère de l’Energie des Mines et du Développement durable, Rabat, 8-9 mai 2018, pp. 28-29.

Carruesco C. (1989) – Genèse et évolution de trois lagunes du littoral atlantique depuis l’Holocène : Oualidia, Moulay Bou Salaham (Maroc) et Arcachon (France). Thèse d’Etat n° 960, tome 1, Université de Bordeaux I, 485 p.

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