ISLAM ET MODERNITÉ : L’AZERBAÏDJAN, L’EXEMPLE PIONNIER

Bakou. Photo de Maya Baghirova

Karim IFRAK

Karim Ifrak

Docteur de l’École Pratique des Hautes Études (EPHE), Karim IFRAK est islamologue. Chercheur au CNRS, il est spécialiste de l’histoire des Textes et des idéologies contemporaines. Comptant à son actif plusieurs contributions écrites, il est l’auteur de : « Faut-il réformer l’islam ? Quelques clés de lecture », éd. Bouraq, Paris, 2017. « Liberté, Égalité, Fraternité : Valeurs Spirituelles, valeurs Républicaines », (préfacé par le Premier Ministre M. Édouard PHILIPPE), Olivétan, Lyon, 2018.  « Ibn Achour, sa vie, son œuvre et sa pensée », aux éditions de l’IMA, 2020.

UNE TERRE PIONNIÈRE

Établi aux lisières des trois anciens empires, russe, ottoman et sassanide, l’Azerbaïdjan (10 M) fait partie des six ex-républiques soviétiques musulmanes : l’Ouzbékistan (35 M), le Tadjikistan (8,5 M), le Turkménistan (5,5 M), le Kazakhstan (18,6 M) et le Kirghizistan (6 M).  Situé à mi-chemin entre l’Europe et l’Asie centrale, ce vieux pays du Caucase, à la base simple port de commerce et de transit sur la mer Caspienne, allait vite devenir, au lendemain de « la révolution industrielle » (XVIIIe), le cœur d’une intense activité économique ouverte sur l’international. Un peu plus tard, portée par l’idéal révolutionnaire de l’État-nation, cette « Terre de feux », se voulant résolument progressiste, prôna, au lendemain de son indépendance (1918) la liberté de conscience en instituant la laïcité et l’égalité des chances en instaurant un régime parlementaire. Sans ambages, l’article 4, de sa déclaration d’indépendance reconnaissait : « les droits civils et politiques à tous les citoyens d’Azerbaïdjan, sans distinction de nationalité, de religion, de position sociale et de sexe ». Une reconnaissance qui accorda très tôt le droit de vote aux femmes, faisant de la République Démocratique de l’Azerbaïdjan un pays pionnier en la matière, longtemps avant le Royaume-Uni (1928), le Canada (1940), la France (1944), l’Italie (1946), la Belgique (1948) la Grèce (1952), les USA (1965), la Suisse (1971), etc. Dans le monde musulman, il est incontestablement le tout premier pays à avoir pris de telles dispositions.

LA PERLE DU CAUCASE

Bakou, une ville tournée vers le futur. Photo de Maya Baghirova

Cependant, cette première tentative réussie d’établissement d’un régime laïc et démocratique dans le monde musulman ne dura que 23 mois. En 1920, le pays est à nouveau occupé par l’Armée rouge ; une vie d’isolement et d’étouffement qui allait perdurer jusqu’au lendemain de l’éclatement de l’URSS, le 30 août 1991. Depuis, plus de 166 États ont établi de solides relations diplomatiques avec ce pays caucasien qui dispose, à son tour, de plus de 56 ambassades ouvertes un peu partout dans le monde. Et dans cette veine, l’Azerbaïdjan fut le premier pays musulman, et ce depuis 1992, à entretenir des relations diplomatiques avec Israël. Or, bien que lourdement handicapé par cette longue occupation soviétique, le pays des flammes éternelles ressuscita rapidement de ses cendres pour devenir un des acteurs majeurs de la géopolitique régionale et mondiale. C’est pourquoi, souvent comparé au Qatar en raison de sa manne financière issue de l’exploitation des gisements pétrolifères, cette « Perle du Caucase » collectionne les surnoms, celui « d’Émirat du Caucase » entre autres.

LAÏCITÉ ET TOLÉRANCE

Néanmoins, même si le pays est à 95 % de confession musulmane, le fort attachement de ses citoyens à la mère patrie participe activement à entretenir les sources de sa cohésion nationale. Une tendance qui aide à expliquer un phénomène extrêmement rare dans le monde musulman : l’absence de toute forme de tension entre ses composantes chiite et sunnite. Un secret qui réside dans le fait que l’Azerbaïdjan compte au nombre des rares pays musulmans où le soutien à la laïcité est le plus élevé et où les idéologies radicales, défavorisées par un faible écho, peinent à rencontrer le moindre petit succès. Pays multiethnique, multiculturel et multiconfessionnel, l’Azerbaïdjan, et ce depuis son indépendance en 1991, ne cesse d’entretenir sa tradition séculaire de tolérance cultuelle et de revendiquer son attachement inconditionnel à la laïcité, héritée de l’expérience soviétique. Dans cette veine, l’article 18 de la Constitution de l’Azerbaïdjan stipule que la religion agit séparément des affaires de l’État et du gouvernement, formant par là et le corps et l’esprit de la laïcité dite à l’azerbaidjanaise. De la sorte, toutes les convictions et croyances sont considérées comme égales devant la loi et par conséquent traitées sur le même pied d’égalité.

Comptant au nombre fort restreint des pays islamiques les plus progressistes et les plus laïcs qui soient, l’Azerbaïdjan fait également partie du cercle restreint des premiers pays musulmans à avoir offert la part belle à la modernité, aux arts et à la culture.

SAGESSE, FORCE ET BEAUTÉ

« Azerbaijani fairy tale » – Sattar Bahlulzade. 1973. Photo IRS

Ainsi, sur les plans artistique et culturel, l’Azerbaïdjan porte un intérêt majeur à ces muses délicates, la musique et le cinéma en tête. Une tendance développée à partir des années 1920, faisant du cinéma azerbaïdjanais un des pionniers au monde. Une tradition perpétuée jusqu’à nos jours, notamment, à travers le Festival international du film de Bakou, le plus grand de tout le Caucase et qui se déroule, annuellement, au cours du mois de septembre. Une passion que l’Azerbaïdjan partage à part égale pour l’Opéra, puisque c’est à Bakou qu’est revenu l’honneur d’accueillir la première représentation de l’opéra du monde musulman. « Leyli et Medjnoun », une œuvre originale réalisée en 1908, sous la direction d’Uzeyir Hadjibeyli (1885-1945) ; un artiste hors normes, originaire de la ville de Choucha. Une exception à laquelle vient se greffer toute une série d’œuvres artistiques de haut niveau, aussi remarquables les unes que les autres. Le ballet « Sept Beautés » de Gara Garayev (1918-82), joué en 1952 au théâtre national académique azerbaïdjanais d’opéra et de ballet, et qui allait jouer un rôle fondamental dans le développement du ballet dans ce pays et ouvrir une nouvelle période dans la vie de la musique azerbaïdjanaise. « La Légende d’amour », un autre ballet à succès d’Arif Melikov (1933-2019), réalisé d’aprés l’œuvre de Nazim Hikmet (1901-63), lui-même inspiré de la célèbre Khamsa du grand poète Nizami Gandjavi (1141-1209). Une œuvre qui sera jouée pour la première fois en 1961 au Théâtre Kirov de Leningrad, avant de fouler les planches du célébrissime Bolchoï en 1965 et où le succès fut immédiat, tant à l’échelle de l’URSS qu’au sein de plusieurs pays d’Europe. Et enfin « Les Mille et Une Nuits » (1979), ce ballet légendaire signé de la main du grand compositeur Fikret Amirov (1922-84), inventeur du Mugham symphonique.

Le Nakhitchevan. Photo par ilkin Qazi de Pixabay

Cette double passion pour les arts et la culture, conjuguée au potentiel touristique de ce pays pluriethnique, ont fait de l’Azerbaïdjan, et ce du temps de l’Union soviétique déjà, un des pays socialistes les plus visités en matière de tourisme. Une tendance qui n’a pas faibli jusqu’à présent. Grâce à ses nombreux villages-vacances nichés au cœur des somptueux paysages de plaine et de montagne, cette « Terre de feu » a accueilli, en 2019, quelques 3,17 millions de visiteurs venus du monde entier. Une fréquentation en hausse de plus de 11 % par rapport à l’année 2018. Et si l’Azerbaïdjan rencontre une demande touristique de plus en plus forte, c’est justement par ce qu’il ne cesse de déployer des efforts considérables en terme de dialogue et d’ouverture sur le monde. C’est le cas notamment du « Processus de Bakou », un événement unique qui réunit, dans la perspective de renforcer le dialogue interculturel, l’Organisation de la Coopération Islamique et les États membres du Conseil de l’Europe. Et en corroboration à cette manifestation internationale, Le Forum mondial sur le dialogue interculturel, au programme tous les deux ans, a été reconnu par des résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies comme une plate-forme mondiale clé pour la promotion du dialogue interculturel. Un beau palmarès que l’Azerbaïdjan s’attache à étoffer en prenant le soin d’accueillir, notamment, le VIIe Forum mondial de l’Alliance des civilisations des Nations Unies.

UNE NATION PIONNIÈRE DU DROIT DES FEMMES

Enseignantes et étudiantes de la première école laïque de filles de l’orient musulman. Bakou.1901. Photo IRS


Sur le plan des droits des femmes, l’Azerbaïdjan fait également office de leader. Les élections de 2020, qui ont accordé dans bien des cas l’avantage aux femmes, d’ailleurs très investies, laissent présager qu’il y aura de plus en plus de femmes dans la vie politique. Une avancée qui confirme l’importance accordée à la scolarisation des adolescentes (94,54% selon les statistiques de l’Unesco) et qui fait de l’Azerbaïdjan, par ricochet, un des pays où le pourcentage des femmes chercheures est parmi les plus élevés au monde (56%).   Présentement, le taux d’alphabétisation en Azerbaïdjan est proche de 100%. 54% de ses étudiants en master, 51% de ses doctorants et 46% de ses docteurs sont également des femmes. Des femmes qui représentent 59% de l’ensemble du personnel de l’Académie nationale azerbaïdjanaise des sciences.  Rien d’étonnant eu égard à l’histoire de ce pays en termes de droits fondamentaux des femmes. Dans l’esprit de cet État progressiste, l’éducation a toujours été synonyme d’émancipation. C’est pourquoi, à l’aube du XXe siècle déjà, Bakou avait ouvert, en 1901, les portes de sa première école laïque pour filles avec le soutien du philanthrope Zeynalabdin Taghiyev et accordé, en 1902, à La Société de défense des femmes ; une association féministe, le droit d’ouvrir les siennes.

UN ACTEUR INCONTOURNABLE DU MONDE D’APRÈS…

Sur le plan géostratégique, l’Azerbaïdjan, pays riche en hydrocarbures et stable politiquement, répond parfaitement aux critères de Bruxelles. Ainsi, forte de la vingtième réserve de pétrole et de la vingt-cinquième réserve gazière au niveau mondial, Bakou, n’a eu de cesse d’accrocher l’attention de l’un des plus importants consommateurs mondiaux d’hydrocarbures en quête perpétuelle de nouvelles sources d’approvisionnement : l’Union Européenne. Un intérêt que rien ne viendra perturber, en particulier depuis qu’une nouvelle réserve d’hydrocarbures (Shah Deniz) a été découverte en mer Caspienne (2006). Une réserve estimée à 100 milliards de mètres cubes de gaz, destinée à satisfaire une partie de l’appétit énergétique vorace et exponentiel du monde moderne.

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Crédits photos :
Maya Baghirova
Revue IRS Heritage

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