L’IRAN SERA-T-IL LE PRINCIPAL BÉNÉFICIAIRE DE LA POLITIQUE DE LA FRANCE AU CAUCASE DU SUD ?

Ainsi que le fait remarquer Sébastien Boussois, chercheur et spécialiste des relations internationales, dans Euractiv : « l’Iran cherche depuis des années à revenir dans le grand jeu du Caucase-Sud et voit d’un très mauvais œil l’axe géostratégique qui se dessine depuis la fin de la seconde guerre du Karabakh entre Bakou (Azerbaïdjan), Ankara (Turquie) et Tel-Aviv (Israël). »

La politique française au Caucase du Sud va-t-elle permettre à l’Iran de réaliser ses ambitions dans la région et y prendre ou y reprendre une place prépondérante ? C’est une hypothèse parfaitement crédible si on en croit la Direction principale du renseignement (GUR) du ministère ukrainien de la Défense qui révèle que la France s’apprêterait à fournir à l’Arménie des armes létales… qui pourraient in fine se retrouver aux mains de l’Iran. Un premier lot de 50 véhicules blindés de transport de troupes arriverait très prochainement en Arménie. Les services secrets ukrainiens surveillent d’ailleurs de très près la situation dans la zone du conflit arméno-azerbaïdjanais depuis le milieu de l’année 2022. On sait que l’Azerbaïdjan a été le premier pays de l’ancienne zone soviétique à apporter son soutien à l’Ukraine. Celle-ci craint désormais que les équipements militaires occidentaux fournis à l’Arménie puissent être utilisés par les Russes, ce qui permettrait un contournement des sanctions.

Comme l’explique Elchin Amirbayov, ancien ambassadeur d’Azerbaïdjan et conseiller diplomatique azerbaïdjanais, dans une interview recueillie par Sebastien Boussois pour le magazine belge L-Post : « Moscou a deux bases en Arménie, plus une en construction. La plupart des frontières arméniennes son gardées par le FSB, et 75% de l’économie arménienne appartient aux oligarques russes. Ça va être difficile de prendre de la distance avec Moscou ! »

Le Premier ministre arménien, Nikol Pachinian, participait d’ailleurs, ce 9 mai à Moscou, aux festivités du 78ème anniversaire de la capitulation de l’Allemagne nazie.

La fourniture de matériel militaire à l’Arménie par la France est une illustration supplémentaire de l’incohérence de sa politique internationale, puisque Paris condamne les atteintes à l’intégrité territoriale lorsqu’il s’agit de l’Ukraine, et les soutient lorsqu’il s’agit de l’Azerbaïdjan. Cette stratégie – si tant est qu’il en existe réellement une, tant la politique de la France semble être guidée « au doigt mouillé » – inquiète désormais fortement son allié traditionnel qu’est Israël car elle pourrait conduire à faire le jeu de l’ennemi juré de Tel-Aviv : l’Iran.

Cette inquiétude a notamment été exprimée par l’agence d’analyse américaine sur la sécurité internationale , Global Security Review, qui faisait remarquer, à la suite de la visite du ministre arménien de la Défense Suren Papikyan à Paris, en septembre 2022 : « La rhétorique pro-arménienne du président français Emmanuel Macron pourrait conduire à un accord concernant la défense aérienne. La possibilité de fournir à l’Arménie des systèmes de missiles anti-aériens français Mistral a également été évoquée. »
Or l’Arménie joue un rôle clé non seulement dans le contournement des sanctions par la Russie, mais aussi dans l’exportation secrète de puces et de microcircuits vers celle-ci. Le pays sert également de plaque tournante pour le transbordement des armes iraniennes envoyées à Moscou.

Lors d’affrontements en avril et mai entre les forces armées azerbaïdjanaises et arméniennes, ces dernières ont utilisé des drones iraniens – les mêmes que ceux utilisés par les troupes russes en Ukraine. La probabilité que les armes françaises ne tombent entre les mains des Iraniens est donc assez élevée, Nikol Pachinyan ne l’avait d’ailleurs pas caché dans une interview à la télévision publique iranienne fin novembre 2022, déclarant que « L’Arménie cherche à approfondir les liens avec la République islamique d’Iran dans tous les domaines », alors même que Téhéran réprimait dans le sang les manifestants qui défilaient dans les rues du pays dans un mépris total des droits humains fondamentaux.

Le mois dernier, selon la chaîne israélienne i24 News, des sources au sein du renseignement français ont confirmé que Paris avait commencé à mettre en place une logistique d’exportation d’armes vers l’Arménie. Le président du Groupe d’amitié France-Arménie, Gilbert-Luc Devinaz, s’est félicité de la prochaine livraison d’armes par l’Hexagone : « Il faut permettre à l’Arménie d’assurer la sécurité de ses frontières, c’est-à-dire l’aider à s’armer », a-t-il déclaré.

Le média russe REX a quant à lui rapporté que l’aide militaire que la France prévoyait de fournir à l’Arménie « comprenait, au stade initial, des armes létales ». Le site iranien Yazeco affirme de son côté qu’un nouvel attaché militaire va être chargé de gérer toutes les livraisons françaises d’armes à l’Arménie.

Pour un gouvernement qui s’affirme allié d’Israël, participe aux boycotts contre la Russie, et condamne les atteintes aux droits de l »homme en Iran, la décision de livrer des armes à l’Arménie, alliée des deux derniers, si elle se confirme, peut paraître assez illogique. Mais peut-être pas si surprenante.

On voit bien le double objectif de la France dans son projet d’armement de l’Arménie. D’une part satisfaire l’électorat arménien français dont l’appui, notamment au niveau local, peut être décisif. La fourniture de matériel militaire à l’Arménie, sous prétexte de défendre ses frontières, lesquelles ne pas menacées par l’Azerbaïdjan, vise indirectement à renforcer la puissance militaire des séparatistes du Haut-Karabakh. Une politique qui est contradictoire avec le droit international, lequel a toujours affirmé que cette région convoitée par les Arméniens était indissociable du territoire azerbaidjanais.
D’autre part, cette stratégie cible le secret espoir de permettre à la France, et accessoirement à l’Europe, de continuer à jouer, par Arménie interposée, un rôle dans une zone riche en ressources naturelles et géopolitiquement stratégique. Or, le résultat risque s’être à l’inverse de l’objectif espéré, puisque le renforcement militaire d’un pays allié à Téhéran et Moscou, aux dépends de l’Azerbaïdjan et de la Turquie, membre de l’OTAN, est susceptible de jeter l’ensemble du Caucase et de l’Asie centrale aux mains de l’Iran et de la Russie.

Pourtant, rappelle encore Sébastien Boussois, « sous influence et emprise soviétique pendant des décennies, l’Azerbaïdjan a toujours cherché à garder sa liberté face à Moscou. Elle représente donc une carte pour l’UE dans sa bataille contre le Kremlin. Le renforcement des relations entre Bakou et Bruxelles en matière énergétique en est notamment la preuve. De son côté, l’Arménie a toujours voté aux Nations Unies pour soutenir la Russie, y compris en 2014 après l’annexion illégale de la Crimée par Moscou ». « Comment », s’interroge encore Sebastien Boussois, « défendre les droits de l’Homme qui seraient bafoués par Bakou à l’égard des Arméniens du Karabakh, alors que ceux-là se réfugient dans les bras de Moscou et de Téhéran ? »

Après s’être rencontrés le 14 mai à Bruxelles, le Premiers ministre arménien, Nikol Pachinyan, et le président azerbaïdjanais, Ilham Aliyev, ont prévu de se retrouver le 1er juin en Moldavie en marge de la réunion de la Communauté politique européenne (CPE). Emmanuel Macron compte bien s’impliquer dans la négociation. Il aura sans doute quelques difficultés à démontrer sa légitimité en tant qu’arbitre impartial au vu du soutien de plus en plus explicite et inconditionnel à l’une des parties.

Lire aussi

FLORENCE BERGEAUD-BLACKER OU LES FANTASMES FUNESTES DE L’ISLAMOLOGIE SÉCURITAIRE

Par Roland LAFFITTE L’anthropologue du CNRS Florence Bergeaud-Blackler vient de publier Le Frérisme et ses …