LE POÈTE-PHILOSOPHE AZÉRI NIZAMI GANJAVI PRÉCURSEUR DU « SIÈCLE DES LUMIÈRES ».

Nizami Gandjavi

Nizami Ganjavi est né vers 1141, et mort en 1209, a vécu toute sa vie à Ganja, dans l’actuel Azerbaïdjan. Poète, philosophe, mais aussi grand érudit, musicien, peintre, il est surtout connu pour ses 5 poèmes, rassemblés dans la « Khamsa », qui inspirèrent notamment Dante, Shakespeare, et Goethe. L’opéra Turandot, de Puccini fut également inspiré par l’un de ses poèmes. Mais surtout, il fut le précurseur de ce que l’on appellera plus tard le « Siècle des Lumières »

Depuis presque 15 ans, les politiques français se sont mis en tête de chercher à donner une définition de l’identité française. Autrement dit, que signifie « être Français » ?

Le fait de se demander qui l’on est, est déjà en soi inquiétant pour une société, surtout lorsqu’il s’agit de la France et de son richissime héritage culturel. Mais lorsqu’elle cherche à se définir de façon apophatique, c’est à dire en se demandant ce qu’elle n’est pas, en se positionnant en opposition par rapport aux autres, cela peut provoquer des dérives racistes et islamophobes. Celles qui émergent aujourd’hui à l’occasion des élections présidentielles françaises en sont la démonstration.

Certains idéologues de la « Nation » ont pensé trouver la solution, en se référant à une période particulière de l’Histoire de France : le Siècle des Lumières. Autrement dit, celui de Voltaire, Rousseau, Diderot, Montesquieu.

Or, lorsqu’on considère le triptyque fondamental des Lumières : Liberté, Égalité, Fraternité, on constate avec consternation que ce ne sont pas les valeurs que ceux qui s’y réfèrent ont réellement le projet de faire vivre.

Notre mission, à nous les intellectuels français, musulmans en particulier, qui aimons notre pays, la France de Voltaire, et auparavant de Molière et de Pascal, est de relier à nouveau la pensée française aux valeurs des Lumières.

La pensée musulmane aux racines des « Lumières »

Et pour cela, il faut faire un retour vers le passé, aux racines mêmes de cette philosophie, apparue en France au milieu du XVIII ème siècle.

Mauvaise nouvelle pour certains polémistes mal intentionnés, les Lumières trouvent leurs racines dans la sphère turco-musulmane du Caucase et de l’Asie Centrale. C’est en effet dans cette partie du monde musulman que sont nées, au XIIème siècle, les valeurs qui seront reprises en France, et en Europe, plus de 5 siècles plus tard.

Il s’agit notamment de la pensée de Farid Eddine Attar, dont le poème fleuve « Mantiq at-taïr » (Le langage des oiseaux) a fortement influencé la philosophie des Lumières, et même la franc-maçonnerie du début du XIXème siècle, dont elle est en quelque sorte la fille naturelle. Il s’agit aussi de l’oeuvre de l’ousbek Omar Khayyam dont les roubayiat ont si bien illustré l’importance de la connaissance en tant que pilier de la société humaine. Et naturellement, à l’oeuvre colossale de celui qui a été peut-être le plus prolifique et subtil de tous, l’azéri Nizami Ganjavi, avec ses cinq récits de la Khamsa, ses poèmes courts, les Ghazals, et ses aphorismes.

Liberté, Égalité, Fraternité

Alors quelles sont ces valeurs prônées par Nizami, et qui sont aujourd’hui d’une criante actualité ?

D’abord, la Fraternité. Plutôt que ce terme, assez flou finalement, préférons celui de tolérance.

La tolérance, et ses déclinaisons qui sont le multiculturalisme, l’acceptation de la différence, le vivre ensemble en paix et en harmonie, est au coeur même de l’oeuvre de Nizami. Rappelons que, dans le poème de la Khamsa « Les 7 princesses », le roi Bahram découvre dans une salle de son palais le portrait de sept princesses venant d’Inde, de Chine, d’Asie Centrale, de Byzance, des pays slaves, du Maghreb et de Perse. De même, le Livre de Dédé Korkut est à cet égard exemplaire, puisqu’il est le fruit d’une rencontre des cultures.

Cette idée de tolérance et de multi-culturalisme, sera notamment reprise par Lessing, dans son récit « Nathan le sage », tandis que l’Europe est aux prises aux divisions religieuses. On la retrouvera également dans « Les lettres persanes » de Montesquieu. Les Lumières, c’est l’ouverture aux autres.

C’est aussi dans Le livre de Dédé Korkut, qu’est mise en avant une valeur fondamentale des Lumières, l’Égalité, et notamment le droit des femmes, et leur importance dans la société. Nizami préconise la participation des femmes dans tout les domaines, aux côtés des hommes. Les héroïnes de Nizami sont brillantes, à la pointe de la modernité. En ce sens, Nizami est même très en avance, puisqu’au Siècle des Lumières les femmes étaient exclues des sociétés savantes, des universités et des professions érudites.

Dans le monde qui semble se dessiner aujourd’hui, surtout à la faveur de la crise du covid, un monde sans contact, un monde du « chacun chez soi », de la « distanciation sociale », des visages cachés, un monde de méfiance des uns à l’égard des autres, l’aphorisme de Nizami « Si vous êtes humain, mélangez-vous avec les humains, alors seulement votre humanité sera prouvée », sonne comme un appel au réveil. Il nous invite à retrouver nos liens de fraternité, car un monde harmonieux ne peut se construire autrement qu’ensemble.

Cette philosophie fait de Nizami l’un des pionniers de l’humanisme, aux côtés de Attar et Khayyam.

Le multiculturalisme de Nizami, est l’expression d’une idée fondamentale : « Il n’y a de richesse que dans la différence ». Quant à la Liberté, on évoquera bien sûr la liberté politique, mais c’est à la liberté de penser que Nizami s’attache en premier lieu. Et notamment à l’idée que l’homme possède en lui, par sa faculté de raisonner, les outils nécessaires à la construction de son existence.

« Tu es l’ange, qui défend les louanges de Dieu ; Qui connaît les signes du Créateur.
Contemple la bonté, ne sois pas mauvais
Observe la bête, ne sois pas une bête.
Le bien et le mal que tu peux peser aspirent à la souveraineté de la Raison. »

Une idée reprise par les philosophes des Lumières dans la primauté qu’ils donnent à la Raison, sauf que la pensée de Nizami n’est pas teintée d’agnosticisme ou d’anti-cléricalisme, comme les seront les philosophes français du XVIII eme siècle. Nizami souhaite que l’homme soit pieux et attentif aux bienfaits de son Créateur, car c’est Lui qui a fait aux hommes le cadeau, peut-être empoisonné, de la Raison.

Un exemple de laïcité inclusive

Cette vision sera d’ailleurs celle du peuple azéri tout le long de son Histoire, et qui se manifeste aujourd’hui par une laïcité inclusive dont il est le fer de lance. Il est d’ailleurs interessant de s’attarder sur ce point : L’Azerbaïdjan, patrie et héritière de Nizami Ganjavi, le « poète de Ganja », compte en son sein 48 communautés, qui vivent en parfaite harmonie les unes avec les autres, et qui ont la possibilité de pratiquer, au sein de la Nation, leur foi et leurs coutumes. Ici, la laïcité, principe garanti par la constitution, n’est pas l’antithèse de la spiritualité. Au contraire, pour Nizami, comme pour ses compatriotes, elle en est l’inspiration. Exactement à l’opposé de cette laïcité exclusive, qui vise à sortir la spiritualité de l’espace public, de manière à laisser le champ libre au matérialisme et à la consommation. C’est de cette « nouvelle laïcité », dont on cherche à faire une règle dans la France du XXIème siècle.

En ce sens, l’approche de Nizami, et son application dans la vie sociale de l’Azerbaïdjan peut être considérée comme un modèle à suivre.

La justice et l’équité, garantes de la paix

La notion de Liberté, au sens politique du terme, constitue l’un des apports majeurs de la philosophie des Lumières, qui soutient la théorie d’une liberté contractuelle, entre l’individu et la société, influencée par les travaux de John Locke, et exprimée dans le Contrat Social de Rousseau. Chacun renonce à sa liberté naturelle pour gagner une liberté civile et permettre l’égalité entre tous. Le consensus populaire étant le principe fondamental du contrat social.

Pour Nizami, les individus doivent circonscrire leur liberté personnelle à la vie en société, afin d’établir entre eux la paix et la sécurité, en évitant l’injustice et la violation des lois sociales.

Ne pas nuire aux autres est le facteur essentiel de l’établissement de la paix et de la stabilité dans la société. L’injustice est l’une des principales causes de conflit et d’insécurité. Nizami dit :  « L’injustice peut conduire au renversement des gouvernements et de leur autorité. Ceci, à son tour, provoquera des effusions de sang et de la violence dans la société. La violence s’ajoutera à la violence. Finalement, la paix ne sera nulle part, l’injustice sera partout. » Cette nécessité d’une autorité unique, basée sur un consensus entre gouvernants et gouvernés, garante de la Liberté et de la Paix sera reprise également par Rousseau qui dit : « Toutes les fois qu’on croit voir la souveraineté partagée, on se trompe »

A la condition que cette souveraineté s’appuie exclusivement sur l’équité et la justice : « La justice et l’équité stabilisent les gouvernements et c’est la justice qui met de l’ordre dans les affaires humaines. » rappelle Nizami.

L’injustice entraîne les inégalités raciales, la pauvreté, des problèmes de santé mentale et physique, l’exclusion sociale et l’aliénation de soi. Ces sujets sont particulièrement abordés par Nizami dans « Le trésor des Secrets »

La connaissance, comme antidote à la violence

Mais pour Nizami, et l’on rejoint là les principes énoncés par Newton, la science est la mère de toutes les qualités. Il ne peut y avoir de Liberté sans connaissance. La diffusion de la connaissance fut la mission fondamentale des Encyclopédistes, comme Diderot et Buffon, et les « salons », d’ailleurs majoritairement tenus par des femmes, étaient des lieux de diffusion de la culture, de liberté d’expression. Les salons permirent également aux encyclopédistes de faire passer leurs idées.

On sait que Nizami n’était pas seulement poète, mais que sa culture colossale embrassait aussi les sciences, comme les mathématiques et l’astronomie. Il parlait plusieurs langues et puisait son savoir dans des ouvrages écrits en arabe, persan ou turc. Suivant le hadith « cherchez le savoir partout, s’il le faut jusqu’en Chine », et la première parole révélée du Saint Coran : « Iqra » : « Lis », Nizami fait l’apologie du livre :« Tout ce qu’il y a en astronomie,les détails dans toutes les sciences,je les ai appris, et j’ai cherché dans toutes leurs pages, leurs mystères »

Pour lui, les individus doivent éviter l’ignorance en développant leur raisonnement par l’éducation et en fréquentant des érudits et des intellectuels. Ainsi, les valeurs mises en avant par les penseurs des lumières l’avaient déjà été, bien avant, par Nizami.


Quand la France brisa ses liens avec la culture musulmane

Les penseurs des Lumières ont-ils eu accès aux écrits de Nizami pour s’en inspirer, ou ne s’agit-il là que d’une coïncidence, qui prouverait simplement que le XVIII ème siècle français n’a rien inventé ? Nous n’avons pas de preuves déterminantes de ce fait. Mais cela est plausible. En effet, depuis la rencontre de François 1er et de Soleiman le Magnifique, les langues orientales étaient largement étudiées par les savants français. L’arabe et le perse étaient enseignés à la Sorbonne, et les livres d’Histoire rappelaient l’apport des pensées musulmanes à notre civilisation.

Il est donc probable que certains au moins des savants des Lumières aient eu accès à la littérature de Attar, Khayyam ou Nizami.

Ce n’est en fait que vers la fin du XIXème siècle, que la France a volontairement rompu le lien qui la rattachait à ses racines musulmanes, notamment sous l’influence de Jules Ferry.

« Inventeur » de l’école laïque, Jules Ferry était un colonialiste convaincu, prétendant, dans un célèbre discours de 1885 que :  « les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. (…) Elles sont aussi un devoir : celui de civiliser les races inférieures. »

Un discours qui ferait froid dans le dos aujourd’hui, mais qui paraissait être de bon sens à l’époque. Dans ce conditions, Jules Ferry, ministre de l’éducation, ne pouvait admettre que les livres scolaires sous-entendent que notre civilisation puisaient ses racines dans la pensée de ceux que l’on était en train de réduire en esclavage. C’est ainsi que même les livres scolaires d’Ernest Lavisse, pourtant « inventeur » du mythe « Nos ancêtres les Gaulois », furent censurés, pour y effacer tout ce qui avait trait aux savants musulmans et à l’Andalousie.


Nous avons un rôle à jouer

Notre rôle, intellectuels français, et notamment musulmans, c’est de rendre à Nizami ce qui appartient à Nizami. Pourquoi ?

Comme le disait fort justement Nizami, la connaissance est la meilleure façon d’éteindre la violence. Des violences et discriminations que nos jeunes musulmans subissent en France au quotidien, la plus meurtrière est probablement celle qui consiste à dévaloriser leur culture. Chaque jour, nos jeunes s’entendent dire qu’ils ne viennent de nulle part, qu’avant la colonisation, il n’y avait pas de civilisation. Un futur candidat aux présidentielles avait même lancé un jour « Où est le Molière des musulmans ? »

L’ignorance peut faire rire, celle-là fait mal.

Nous devons rendre à nos jeunes la fierté d’être ce qu’ils sont. Pour cela, faisons connaître les oeuvres, la pensée de Nizami.

A cet égard, le livre qui vient d’être publié sous l’égide de la Fondation Nizami, auquel ont participé Karim Ifrak, Ismaël Seragueldine, et bien d’autres, est une bonne nouvelle. Il faut aller encore plus loin. L’oeuvre de Nazali Gandjavi devrait être sur la table de chevet de tous les foyers, ou du moins de tous ceux, étudiants, journalistes, écrivains, qui prétendent à quelque intellectualité.

Ils constateraient alors que Nizami Ganjavi allait beaucoup plus loin, dans sa vision de la société que ne le firent les penseur des Lumières.

A l’heure où la jeunesse du monde déplore l’étroitesse des promesses de la récente COP 26, Nizami, disait, il y a 800 ans :
« Respectez et d’appréciez les ressources de l’Univers au lieu de les endommager et de les détruire »,«La vie humaine est courte et il n’y a pas de place pour un gaspillage superflu et désinvolte du temps et des ressources que la nature nous a accordés. Dieu a créé l’univers à un moment précis et dans le but précis de tester le comportement humain. La connaissance et la sagesse peuvent donc amener les gens à gérer et à surmonter leurs crises avec un minimum de risques.»

Nous devrions encourager l’enseignement les philosophes et les savants du Caucase et de l’Asie Centrale beaucoup plus que nous ne le faisons. Ce sera sans doute l’une des meilleures façon de combattre le l’intolérance et le repli sur soi et de favoriser la solidarité et la paix entre les nations.

Jean-Michel Brun

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