ÉCHANGES SUITE À LA LETTRE OUVERTE À RÉMI BRAGUE PAR SADEK SELLAM

DÉCRYPTAGE
Les gens ne sont pas toujours d’accord. Lorsqu’il s’agit de personnes sans éducation, la contreverser peut rapidement tourner à l’affrontement stérile. Mais lorsque nous avons affaire à des intellectuels compétents, respecteurs les uns des autres, la rencontre devient riche et passionnante. D’ailleurs l’islam considère que le désaccord est une richesse, et est régie par des règles de bienséance (adab al ikhtilaf), ce qu’hélas, beaucoup de musulmans peu instruits ignorent.
En tout cas, voici un échange fructueux entre l’historien Sadek Sellam et le philosophe Rémi Brague que nous avons le plaisir de publier.

Par Sadek SELLAM
Historien, spécialiste de l’islam en France

Rémi Brague est un philosophe et historien, membre de l’Institut. Il vient de publier, aux Éditions Gallimard, un ouvrage intitulé « Sur l’Islam ».

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Monsieur,

Je me souviens de vos chroniques sur l’Islam dans le Figaro, que je lisais avec attention, parfois avec intérêt. Vous y procédiez souvent par affirmation, sans jamais éprouver le besoin de confronter vos vues à celles d’autrui. Ce que pensent les musulmans, même érudits, vous intéressait encore moins. Dans toutes les « affaires » abordées par vous dans le quotidien où Raymond Aron tordait le coup aux mythes de l’époque, vous n’avez jamais cherché à dialoguer avec quelque musulman instruit. Ce prestigieux journal, si attaché au pluralisme et si soucieux d’impartialité, devient approximatif et, parfois, inexact dès qu’il s’agit de l’Islam. Vos brillantes chroniques n’y auront rien changé.

Vous rappeliez régulièrement que vous n’êtes pas « islamologue ». Il n’y a aucun inconvénient à cela, car les problèmes de l’Islam sont trop importants pour qu’ils soient laissés à une coterie de chercheurs conscients de leur rareté et pratiquant l’entre-soi qui les enferme encore plus dans leur tour d’ivoire. On pouvait s’attendre à voir vos interventions remettre en cause le monopole revendiqué et exercé avec succès par des islamo-politistes sécuritaires. Malgré leurs succès politico-médiatico-financiers, ces acteurs de la politisation des études islamiques ne réussissent pas arrêter le déclin majestueux de l’islamologie française. Leurs financements exorbitants(aux dépens d’équipes de recherche plus méritantes, mais réduites à la portion congrue), leur surmédiatisation et la citation de leur prose par des présidentiables intéressés par les votes islamophobes et sécuritaires ne changent rien à leur bilan mitigé. On sait, depuis le début, que ces supplétifs du tout- sécuritaire sont fâchés avec l’histoire. Leur érudition islamologique se réduit au strict minimum. Leur culture s’étend rarement au-delà des connaissances générales des chroniqueurs pressés. Elle leur sert à fournir en lieux communs, et en « éléments de langage », les politiques intéressés par la rentabilisation de la peur à des fins électorales.

Et voilà que vous intitulez votre dernier livre « Islam ». A priori, ça peut être une bonne chose si cela permet d’aller au-delà des lieux communs répétitifs sur les « Salafistes », les « Wahabites », les « Fréristes » et autres adjectifs rarement bien définis, mais qui permettent à des militants-chercheurs de continuer à occuper l’espace médiatique pour faire peur aux Français.

Votre évolution (révolution?) est telle que vous daignez même débattre avec des musulmans. A priori, cette sorte de « Bid’a » vous honore. Car vous avez le courage de transgresser la loi non écrite qui exclut tous les musulmans de la totalité des débats, médiatiques, politiques et universitaires, sur l’Islam.

Quiconque se souvient de vos chroniques du Figaro est amené à s’interroger sur les vraies raisons cette soudaine sollicitude. Refusant le procès d’intention, je n’exclus pas la découverte par vous des inconvénients du discours unilatéral que vous cherchez sans doute à compenser par une entr’ouverture au dialogue. Mais en tant qu’ancien du cours de Bourdieu, je ne peux m’empêcher de poser cette question : cette ouverture qui vous manquait tant au Figaro s’explique-t-elle par votre souci de voler au secours du service Marketing de Gallimard ? Car un dialogue bien médiatisé avec un musulman, si possible complaisant, aide à vendre du papier au sein même de la Communauté musulmane si habituellement suspectée. Quelle que soit l’envolée des ventes de votre livre après ce débat, savez-vous que vous participez à une monstrueuse mystification quand vous donnez l’occasion de s’autoproclamer « représentant de l’orthodoxie » à l’ignorant en mal de légitimité que vous avez choisi pour vous donner la réplique, et vous servir de faire-valoir?

Vous avez dû remarquer comme moi que ce « Djahil »(plus proche de la Djahilya que « Oummi ») avait attendu de participer à la promotion de la prose de Victor Malka -un islamophobe et fier de l’être- pour découvrir l’existence d’un « Islam du savoir », et ajouter cette formule ronflante à ses trompeurs « éléments de langage ». Comment un universitaire de votre niveau peut-il accepter de faire la courte échelle à ce bureaucrate de la foi dont la suffisance n’a d’égale que son insuffisance ? Vouloir vendre du papier est légitime. Mais quand c’est au prix d’un semblant de légitimation, par voie médiatique, d’un illettré (islamologiquement parlant) cela devient d’autant plus insupportable que son nom risquerait d’être cité dans les enquêtes sur le fonds Marianne. L’ancienneté et l’étroitesse de ses liens avec le bavard et prétentieux Sifaoui le laisse supposer. On prêtait à votre interlocuteur l’intention d’utiliser comme nouveau slogan « l’islam du savoir », emprunté à Malka, mais aussi « l’adaptation du discours religieux »(confié à une Commission de non-musulmans) pour essayer d’obtenir des montants comparables à ceux affectés, au nom des « valeurs de laïcité », à son ami de toujours, Sifaoui. Ces deux acolytes font de l’exportation de « l’expérience algérienne dans la lutte anti-islamiste »(qui a fait 250000 morts et causé la fuite de 700000 diplômés) un véritable fonds de commerce. La tarification par Sifaoui de ses « conseils »a été acceptée par ceux et celles qui croient régler des problèmes complexes par des gesticulations médiatiques. Savez-vous qu’une précédente affaire Sifaoui date de la période où votre folklorique interlocuteur était l’avocaillon de la « Société des habous » ? Le président de l’université Paris I avait sollicité le concours de l’Institut de la mosquée pour des sessions de prévention des radicalisations. Sifaoui a été présenté à Paris I, au nom de l’Institut, mais à l’insu de son directeur et du recteur de l’époque. Les enseignants de Paris I ont préféré l’annulation des sessions à la convivialité avec l’ami cher de l’actuel recteur. Mais il semblerait que Paris I, qui avait eu un financement pour cette formation, ait versé sa côte-part à la mosquée. De bons connaisseurs des antécédents à la mosquée s’interrogent sur les vrais bénéficiaires de ce virement …

Vous n’hésitiez pas à tancer le Saint-Père lui-même. Mais vous avez négligé de vous interroger sur les officines qui, sans doute avec la complicité de membres de l’Église d’Algérie encore attentifs au discours « éradicateur », ont obtenu une audience à Rome pour ce collectionneur de selfies avec les grands de ce monde. Savez-vous que lorsque le Saint-Père a essayé de lui parler des possibilités de relancer le dialogue islamo-chrétien (en panne ces dernières années) à l’occasion de la canonisation du père Charles de Foucauld, cet ignorant répondit sur …J.-P. Foucault ? Ce faisant, il a montré que sa « culture » est entretenue plus par les émissions populaires que par l’émission « islamique » dominicale, qui a commencé à se désislamiser immédiatement après son parachutage à la tête de « Vivre(de) l’Islam » par Sarkozy- en toute illégalité.

Si vous n’aviez pas manqué de curiosité, vous auriez su que l’illettré recteur de la prestigieuse et paralysée mosquée de Paris maîtrise l’art de transformer tout sujet de débat en objet de communication. C’est ainsi qu’après l’échec patent de la célébration du centenaire de la mosquée, il a invité des historiens bienveillants à un colloque de rattrapage . Mais ces derniers déclinèrent poliment son invitation, car ils tardèrent pas à savoir que l’histoire, la sociologie, l’islamologie, la théologie, le droit, le droit des affaires, le soufisme, etc…l’intéressent pour satisfaire son besoin maladif de médiatisation.

Après votre débat avec cet avocaillon (resté médiocre orateur après plus de 40 ans de barreau), vous semblez avoir découvert une partie de sa face cachée et son goût pour les gesticulations médiatiques. C’est sans doute pour cela que vous avez cherché à rattraper cet acte (manqué pour vous, mais utile pour ce charlatan). Vous vous êtes avisé de débattre avec Ghaleb Bencheikh. Mais là aussi, on ne peut s’empêcher de penser au service Marketing de Gallimard. Dialoguer avec un musulman, plus sympathique et plus instruit que l’autre, pourrait amener des jeunes musulmans, si suspectés par ailleurs, à s’intéresser à une prose qui distille plus subtilement une hostilité à l’islam.

Aux Bernardins, vous avez cru bon de contester l’authenticité de la Révélation coranique. Le père Henri Lammens, autrement plus érudit et pernicieux, était déjà passé par là, avec les résultats que l’on sait. Cela revient à accuser Mohammed Ibn Abdallah d’imposture, ou, dans la meilleure des hypothèses, de s’être fait illusion à lui-même. Qui êtes-vous pour vous autoriser à proférer de si graves accusations, explicites ou implicites, contre celui qui était surnommé unanimement El Amine(honnête, droit, scrupuleux) ? Certes tout mandarin-surtout quand il est flatté par des admirateurs- se laisse aller à s’attribuer un niveau intellectuel généralement supérieur à sa valeur réelle. Votre niveau intellectuel ne saurait être contesté. Mais votre niveau moral, qui semble être celui du « catho-laïque » moyen, vous habilite-t-il à émettre des jugements à l’emporte-pièce sur le Prophète ? L’ignorant de la mosquée est incapable de vous interroger là-dessus, et le bien élevé Ghaleb, bien que mieux informé, ne veut pas vous embarrasser par une question à laquelle vous n’avez sûrement pas de réponse satisfaisante. Dans un dialogue loyal, tout musulman instruit, tout en vous reconnaissant le droit de ne pas croire à la Révélation coranique, peut vous demander des explications rationnelles aux si peu cartésiennes notions chrétiennes, comme la Trinité, l’Incarnation, la Présence Réelle, la Transubstantiation,…Certes, votre culture théologique vous met en mesure de tenter de répondre. Mais au nom de quoi exigez-vous une rationalité intégrale de l’Islam, tout en vous dispensant d’une exigence comparable dès que vous passez à l’apologie (légitime) du Christianisme ? Est-ce cohérent ? Aussi bien tournées seront vos phrases, vos réponses seront-elles plus satisfaisantes que celles d’un musulman qui a approfondi sa réflexion sur le « Phénomène coranique » pour actualiser l’abondante littérature des Dalaïl Ennouboua ? Si vous vous étiez donné la peine de parcourir Abou Nou’aïm al Asfahani, vous auriez réfléchi avant de nier. Si votre évolution continue dans un sens favorable, et si vous êtes amené à participer à des dialogues interreligieux, dans un esprit autre que celui des politistes sécuritaires, il vous serait bon de tenir compte de ce genre d’objection. N’oubliez pas que parmi vos auditoires, il y a des musulmans qui peuvent vous demander votre avis sur cette réflexion de l’ancêtre des intellectuels musulmans de France, Ismayl Urbain : « On croit avoir fait preuve d’une raison transcendantale quand on dit que Mohammad était un grand homme, un illustre conquérant. Tant que je n’entendrais pas ajouter : « et un homme divin », je soutiendrai qu’on ne comprend ni l’Orient, ni l’islamisme, ni Dieu ». Ne croyez surtout pas avoir eu le dernier mot, uniquement parce que Ghaleb Bencheikh n’ose pas vous amener hors de « l’islamiquement correct » auquel vous avez habitué les lecteurs du Figaro. Dans toutes les salles, vos thèses seront confrontées à celles des Comtistes islamojustes, parfois islamophiles, dont des textes font l’objet de rééditions destinées à remédier à l’indigence culturelle des grandes mosquées dont les recteurs ne savent pas diriger la prière. Si vous persévérez dans votre demande de débats avec les musulmans vous aurez à vous prononcer sur cette citation de Pierre Laffitte, successeur de Comte, dont le bicentenaire de la naissance sera célébré à la rentrée : « les valeurs de l’islamisme sont supérieures à toutes celles en vogue en Occident, aujourd’hui… »

On me dit aussi que la pauvre Florence Bergeaud eut une sonore approbation de vos dénégations (qui vous rapprochent de Méphisto). Savez-vous qu’elle a essayé d’ajouter Muhammad Hamidullah à ses listes de « fréristes », réels ou supposés ? S’improvisant historienne, elle remonte à 1933, qui fait partie de l’Antiquité pour le politiste sécuritaire moyen. Elle nous apprend, doctement, dans son dernier essai(et échec ?) que ce grand érudit aurait rencontré, en 1933, en Allemagne, Issam el Attar, un Frère musulman syrien traqué dans son pays, et réfugié à Aix-la-Chapelle(Aachen). Mais elle ne sait toujours pas que Issam el Attar est né en…1936 ! Quiconque ose lui faire la remarque risquerait d’avoir son nom ajouté à la liste des « fréristes ». Grâce à elle, en 40 ans d’agitation, Kepel a réussi à voir grossir les effectifs de ses disciples qui se comptent sur le doigt d’une main. Cette mini-secte traque toute théorie « complotiste ». Mais ces politistes-idéologues font croire qu’il n’y aurait qu’un complot, un seul : l’Islam, l’islamisme n’étant qu’un prétexte.

Bien sûr, l’approbation de Bergeaud crée l’illusion d’être soutenu par les 800 islamophobes (aussi ignorants des choses de l’Islam que l’histrion de la mosquée), qui volèrent au secours de ce « Kepel en jupon », incapable de répondre aux objections de ses pairs. Depuis quand un débat entre spécialistes peut-il être tranché par des profanes qui, sous prétexte d’une « conférence », voulurent organiser un meeting à la Sorbonne ? Seriez-vous d’accord avec ceux qui accusèrent d’ « islamo-gauchisme » la doyenne des Lettres, coupable aux yeux de ces spécialistes de la victimisation, d’avoir rappelé que leur phraséologie a sa place à la Mutualité au lieu de la Sorbonne ? Si oui, la « philosophie » dont vous vous réclamez renonce-t-elle à apporter un peu de raison pour calmer ces passions ? Je vous souhaite d’avoir, à l’avenir, des approbations d’auteurs plus crédibles.

Vous contestez également l’historicité d’Ismaël, et niez le séjour d’Abraham à la Mecque. Qu’est-ce que vous en savez ? Vous vous dites, avec une humilité qui vous honore, seulement spécialiste de la philosophie musulmane médiévale. Votre opinion sur ce point ne peut prétendre à quelque forme de scientificité. Ajoutée à la contestation de la Révélation coranique, cette négation ne risquerait-elle pas de faire de vous un nouveau « Mr Niet »? Je vous signale, à toute fin utile, que la contestation du séjour d’Abraham à la Mecque était le thème favori de Taha Hussein à son retour de Paris. Mais l’auteur de « Fi chi’ir al Djahili », qui voulait sa querelle homérique, devait y renoncer. Sa querelle prit fin quand il fit une repentance en bonne et due forme auprès du cheikh d’El Azhar. Le « doyen des lettres arabes », rentré trop marqué par le parisianisme de l’époque, apprit que cette idée était passée de mode dans les milieux orientalistes encore admiratifs de Renan. Il aura fallu un Mahmoud Qassem pour corriger, dans sa thèse de 1945 sur l’épistémologie d’Ibn Rochd, les grossières erreurs de l’ancien séminariste sur l’averroïsme latin. Le recteur-fantoche sait-il qui est Renan ? A-t-il entendu parler de M. Qassem et de Hikmet Hachem, le traducteur de « Mizan al ‘Amal », le Traité d’éthique de Ghazali, que vous connaissez sûrement  ? Une vraie prévention des radicalisations devrait pourtant amener les jeunes musulmans de France à étudier ces illustres prédécesseurs. La FIF pourrait les faire connaître quand le fantoche renoncera à ses intrigues destinées à contrôler cette Fondation par homme de paille interposé.

Je me permets de vous recommander la lecture, ou la relecture de la thèse, soutenue avec Louis Massignon, sur « Abraham dans le Coran » par le regretté Yoachim Moubarak. Ce prêtre maronite n’était pas moins attaché au christianisme que vous. Vous serait utile également la lecture de la lettre adressée en 1954 par le spécialiste de Halladj à Arkoun, publiée dans l’hommage au père Moubarak. Massignon disait son refus de croire à « la fourberie de Mahomet ». Compte-tenu du prestige posthume de Massignon, vous serez sûrement interrogé vos auditeurs ne manqueront pas de comparer vos vues avec celles de ce maître des études islamiques, dont le déclin donne à des plumitifs spécialistes des idées générales plus de pouvoir qu’à des présidents de jury de thèse.

Cela étant, je garde toute mon estime pour l’érudit qui s’était donné la peine de rassembler les savants articles de la « Revue d’Histoire des Religions », dont ceux de Goldziher, mais dans « l’oubli » de la traduction par Spiro du « Présent de l’homme lettré pour la Réfutation des gens de la Croix » (Zad el ‘Arib fi arraddi ‘ala ahli as Salib) de Amselme Turméda, alias Abdallah Turdjuman. Je suis sûr que la lecture de la confession de cet ex-brillant sujet du séminaire de Bologne vous inciterait à nuancer votre brutale négation de la prophétie de Mohammed, si blessante pour les musulmans les plus ouverts et tolérants.

Sur la philosophie, permettez-moi de continuer à préférer les excellents articles « Falsafa » et « Falacifa » de l’Encyclopédie de l’Islam, signés par le regretté et toujours estimé Roger Arnaldez.

Je souhaite que vous trouverez un jour le ton juste qui pourrait vous valoir une estime comparable auprès des musulmans ouverts au dialogue, et qui vouent toujours un grand respect pour qui se donne la peine d’apprendre la langue du Coran. Votre culture philosophique devrait vous éloigner des idéologues et autres politistes trop habitués à chausser de gros sabots dès qu’il s’agit du « pauvre Islam »(Hamidullah).

Vous devriez enfin vous interroger sur ce paradoxe : plus il y a d’hostilité à l’Islam, qu’elle soit ouverte, larvée, ou même enrobée dans un langage plus ou moins savant(c’est parfois votre cas), plus le nombre de conversions à cette religion augmente sensiblement. Tous les responsables de mosquée le confirment dans toutes les régions. L’Islam en tant que religion progresse dans les familles immigrées qui avaient été tentées par « l’intégration » désislamisante, mais aussi dans la bourgeoisie catholique, où la conversion à l’islam d’un membre de la famille est souvent vécue comme un drame. Certaines familles réagissent par une intolérance, suivie d’exclusion. Dans certains cas, ces réactions inconsidérées chez les oublieux de la sacro-sainte « liberté de conscience » s’avèrent être la principale cause des départs en…Syrie, comme le signalait régulièrement la presse de l’Ouest catholique.

C’est vous dire que votre façon de penser n’inquiète pas outre-mesure ceux qui se préoccupent du devenir de la foi musulmane hors des foyers traditionnels de l’Islam. Le problème se pose surtout pour vous. Car votre indéniable érudition, votre sens de la nuance, qui vous honore, et vos précautions oratoires n’empêchent pas votre discours de contribuer , consciemment ou non, à entretenir une suspicion permanente à l’encontre de ceux que vous daignez appeler vos « concitoyens de confession musulmane ».

Il ne vous est pas demandé de vous inspirer de Louis Massignon, qui jeûnait par solidarité avec les « humiliés et offensés » musulmans. ni de devenir un fervent islamophile. On peut s’attendre de la part d’un bon philosophe comme vous de rester fidèle au sens étymologique du mot philosophie : la sagesse qui incite tout simplement à être… islamojuste.

Veuillez agréer l’expression de mes sentiments les meilleurs.

Sadek SELLAM

COMMENTAIRES

De : Remi Brague, 23 septembre 2023

Lettre à M. Sadek Sellam:

Monsieur (je n’ose pas dire « cher collègue », puisque je ne suis pas historien, mais seulement philosophe),
Je viens de prendre connaissance de votre « lettre ouverte », trouvée sur Internet. Voici donc quelques observations.

p. 1 : vous n’avez jamais cherché à dialoguer avec quelque musulman instruit.
Je ne sais pas qui vous considérez comme instruit, mais j’ai dialogué avec Malek Chebel en 2011, avec Abdennour Bidar en 2015, avec Tahar Ben Jelloun la même année 2015, avec Souleymane Bachir Diagne en 2017 et 2018—le livre est paru en 2019. Je me souviens de rapides échanges avec Rachid Benzine et Tarek Oubrou.

p. 2-3 : la loi non écrite qui exclut tous les musulmans de la totalité des débats […] sur l’islam.
Cela me semble exagéré. Le regretté Mohammed Arkoun était très souvent interrogé. Ghaleb Bencheikh a son émission hebdomadaire sur France Culture. Certains imams ou imames féminines ne sont pas rares dans les médias. Que vous les considériez représentatifs ou non est votre problème, non le mien.

p. 3 : l’ignorant en mal de légitimité que vous avez choisi pour vous donner la réplique.
C’est faux. C’est Alain Finkielkraut qui m’a invité à son émission et qui, sans me prévenir, a invité celui que vous ne nommez pas et que je ne connaissais pas jusqu’alors. Je suppose qu’il l’a fait à cause de sa fonction de recteur de la Grande Mosquée de Paris. Il ignorait sans doute pourquoi il avait été nommé à ce poste honorifique et supposait naïvement que son savoir était à la hauteur de sa fonction… Tout ce qui, dans le reste de votre paragraphe (p. 3-5), concerne les intentions que vous me prêtez est donc faux. En revanche, il m’apprend beaucoup de choses sur les coulisses de l’affaire et sur ce M. Sifaoui que je ne connais pas non plus.

p. 5 : vous vous êtes avisé de débattre avec Ghaleb Bencheikh.
C’est encore faux. En fait, j’ai été invité par Salomon (pas Richard) Malka à discuter avec GB sur RadioJ, le 12 mai. C’est GB lui-même qui m’a demandé, à l’issue de l’émission, si j’accepterais de poursuivre la discussion aux Bernardins. Je lui ai donné mon accord de principe, et cela s’est fait, organisé par lui seul, et devant son public, qu’il avait convoqué. C’est moi qui ai prévenu le service de marketing de Gallimard, alors que tout était déjà décidé.

p. 5-6 : vous avez cru bon de contester l’authenticité de la révélation coranique.
Pas du tout, je reste au niveau des impressions subjectives. J’ai simplement dit que je n’y croyais pas, faute de raisons de le faire. Réduire le refus de cette révélation à l’alternative : ou imposteur (« fourberie », comme dit Massignon, p. 9) ou illusionné sur soi-même (et pourquoi pas épileptique, pendant qu’on y est ?) est un argument dont je refuse les deux branches. Simplement, je ne considère pas les récits traditionnels sur Mahomet comme fiables pour un historien un peu scrupuleux. Quant au contenu du Coran, il ne me semble pas intéressant : en morale, soit des banalités pour lesquelles on n’a pas besoin de prophète, comme d’ailleurs toute morale, soit au contraire des choses immorales. Quant aux récits, ils sont parabibliques et moins bien racontés que dans la Bible, etc.

Le père Henri Lammens.
Je connaissais bien sûr l’existence du jésuite belge, qui a passé toute sa vie adulte au Liban, mais je dois bien avouer n’avoir pas lu une ligne de lui. Je me permets de dire, à ma propre décharge, d’une part, que ses œuvres ne sont pas faciles à trouver, d’autre part, que ce que j’ai lu sur lui (p.ex. chez Maxime Rodinson) me le présente comme farouchement opposé à tout ce qui est islamique.Au nom de quoi exigez-vous une rationalité intégrale de l’islam […] ? Mais au nom même de l’islam, qui se présente comme une religion de part en part rationnelle ! De nombreux versets du Coran sont interprétés en ce sens, je ne vous l’apprends pas.

p. 6-7 : Abû Nu’aim al-Isfahani.
Ses travaux, comme d’ailleurs l’ensemble du genre littéraire des dalâ’il al-nubuwwa, reposent tout entiers sur des données historiques fragiles et en grande partie légendaires.

p. 7 : Ismayl Urbain et Pierre Laffitte : Je n’ai pas l’intention de demander leurs raisons à des morts. La question demeure : ce qu’ils disent est-il vrai ?

p. 7-8 : Florence Bergeaud.
Intéressant. Je suppose que vous faites allusion à la p. 91. Une erreur dans un livre de 400 pages. Est-ce la seule ? Suffit-elle à discréditer tout le livre ?

p. 8 : le paragraphe 2 ne mérite pas que je lui réponde. Vous contestez […] l’historicité d’Ismaël et niez le séjour d’Abraham à La Mecque.
Je viens de reparcourir mon livre, et n’ai rien trouvé de tel. Mais peut-être cela se trouve-t-il dans un article, entretien, etc.

Qu’est-ce que vous en savez ?
Je pourrais vous retourner la question. Y a -t-il d’autres sources que le Coran et le Hadith ? René Dagorn a montré que l’idée d’un Abraham arabe n’était pas plus ancienne que le Coran lui-même.p. 9 : Taha Hussein. Il dut en effet se rétracter. Il serait bon de se demander pourquoi. Sa thèse principale était que les Mu’allaqât avaient été « éditées » et adaptées dans un arabe plus récent.Yoakim Mubarak a écrit sur Abraham dans le Coran. Mais le fait que le Coran dise quelque chose n’est pas pour moi une preuve de ce que ce soit vrai.

p. 10 : la traduction par Spiro de […] Turmeda.
Cette traduction de 1886 n’est pas « oubliée » (pourquoi ces guillemets ?), mais surclassée par celle de Mikel de Epalza, qui a donné une édition critique du texte et l’a traduit en castillan. Je l’ai utilisée dans mon La Loi de Dieu, p. 119 et note afférente. Turmeda est un personnage intéressant et compliqué, qui, après sa conversion à l’islam, écrit la Dispute de l’âne, où, parmi les arguments défendant la supériorité de l’homme, il mentionne l’Incarnation : le Verbe de Dieu s’est fait homme, et non animal.Roger Arnaldez. J’ai eu la chance de le connaître. Je cite plusieurs de ses ouvrages. Vous avez tout à fait raison de le préférer.

p. 11 : la conversion à l’islam d’un membre de la famille est souvent vécue comme un drame.
Souvent, mais pas toujours. J’ai un cas chez une famille amie proche. Les grands-parents, fervents catholiques, prennent régulièrement chez eux leurs petits-enfants. La conversion d’un musulman au christianisme est-elle mieux vécue ?

Avec mes respects.

COMMENTAIRES

De Sadek Sellam, 25 septembre 2023

Monsieur le Professeur,Je reçois vos observations faites après lecture de la lettre ouverte que je me suis permis de vous adresser en juin après votre débat avec Ghaleb Bencheikh aux Bernardins.Je tiens d’abord à préciser que, n’ayant pas vos coordonnées, j’avais commencé par demander à la FIF, par correction, de vous transmettre ma lettre avant sa publication. La Fondation m’a fait part de votre refus de réagir, en paraphrasant votre réponse laconique : « Il n’a qu’à lire mon livre ! »Je vous remercie de ces observations qui montrent que tout n’est pas dans votre livre, tant s’en faut.Vous apportez d’intéressantes précisions sur la genèse de vos récents débats avec quelques interlocuteurs musulmans. Vous ajoutez quelques précédents en citant les noms de musulmans avec lesquels vous aviez eu des échanges, ou que vous aviez croisés. Je les connais presque tous. Leurs déclarations ont attiré mon attention au début d’une recherche sur l’histoire intellectuelle de l’Islam en France. J’ai préféré remonter dans le temps pour m’intéresser à une trentaine de morts, dont vous semblez vous désintéresser uniquement parce qu’ils ne sont plus de ce monde. C’est ce qui ressort de votre lapidaire réponse sur Ismayl Urbain et Pierre Laffitte. Vous avez l’excuse de ne pas être historien, mais en tant que philosophe, vous gagnerez, à mon avis, à compléter vos connaissances, déjà étendues. Les appréciations sur l’Islam, le Prophète et sur Saint Paul (les Comtistes appelaient le Christianisme la « religion de Paul ») de ce successeur de Comte devenu titulaire de la chaire d’histoire des sciences au Collège de France me paraissent autrement plus utiles que les répétitions sur « le Coran des historiens » (où de très anciennes thèses chiites se trouvent enrobées dans un discours de sciences du langage et de « social sciences »). Les affirmations d’Urbain et de Laffitte ne sont pas moins instructives que les affirmations péremptoires du paléographe qui officie à la récente chaire du Collège de France sur le Coran. A la leçon inaugurale, à laquelle j’ai assisté, cet érudit engagé déclara « faux » « le Coran que lisent les musulmans » ! Quand vous contestez la Révélation et le séjour d’Abraham à la Mecque, vous faites preuve d’une certaine « modération » par rapport à ces deux militants. Je ne leur enverrai jamais de lettre ouverte, même si l’un d’eux mérite d’être interpellé après avoir eu l’outrecuidance d’inviter des aumôniers militaires musulmans(qui dirigent la prière) à cesser de croire à l’authenticité du Coran.Vos interlocuteurs musulmans de France ont un grand et légitime ésir de s’assimiler. Pour eux, les passages répétés à la télévision prouveraient leur intégration. Mais la méfiance ambiante envers l’Islam leur fait croire que leur origine musulmane empêche leur acceptation définitive par les idéologues de l’assimilation désislamisante. Ils multiplient alors les promesses de régler tous les problèmes attribués, à tort ou à raison, à l’Islam par les laïcistes enclins à faire de la laïcité une machine de guerre contre cette religion. Sans se concerter entre eux, ils se contentent de prescrire de « changer le Coran ». Ils créent de dangereuses illusions en faisant croire que les problèmes aussi complexes que ceux qui résultent des radicalisations seraient résolus, comme par enchantement, par cet hypothétique « changement » du Livre fondateur de l’Islam, perçu comme la panacée. Les moins sûrs d’eux-mêmes parmi ces loquaces orateurs finissent par se réclamer du regretté Mohammed Arkoun. Certains vont même jusqu’à lui emprunter des chapitres entiers, sans éprouver le besoin de citer son nom. Passons… Arkoun méritait une bien meilleure médiatisation en France. A la fin de sa vie, et bien après son départ volontaire de l’université, il était certes invité à l’émission « Islam » de France 2. Mais il restait souvent absent dans les grands débats des autres chaînes, où il aurait sûrement perturbé le consensus mou autour d’un « islamiquement correct » dont les contours sont tracés par des intervenants plus soucieux de communication que de rigueur et de clarté.Arkoun devait ses quelques invitations à France 2, le dimanche matin, à l’ouverture que voulait pratiquer Ghaleb Bencheikh quand il s’efforçait de retarder la désislamisation totale de cette émission. Celle-ci avait commencé après l’arrivée à la tête de l’association productrice de l’actuel recteur, dont l’unique titre de légitimité était son « amitié » avec le plus interventionniste des ministres de l’Intérieur. Après les passages répétées d’Arkoun sur les chaînes satellitaires arabes(El Djazira et la chaîne marocaine « 2M »), le brillant présentateur s’était avisé de l’inviter pour mettre fin à une exclusion qui devenait scandaleuse. L’exclusion du regretté Ali Mérad était plus scandaleuse, puisqu’il est mort en 2017 sans avoir été invité une seule fois à cette émission privatisée. Le président de « Vivre(de) l’Islam », qui était l’avocat forfaitaire de la Société des habous, se méfiait de ce meilleur spécialiste de l’Islam contemporain parce qu’il avait été pressenti à plusieurs reprises pour faire sortir l’ « institut » de la mosquée de paris de son hibernation quasi-séculaire. Quand Arkoun était chef du département des études arabes à Paris III, je n’avais réussi à le faire intervenir à cette émission, dont je m’occupais du temps de « Connaître l’Islam », qu’au bout de trois ans d’obstructions par d’exclusivistes « bureaucrates de la foi ». L’actuel recteur de la mosquée, et inamovible président de « Vivre(de) l’Islam »(comme dit Didier Leschi), appartient à l’aile islamo-affairiste de cette catégorie de « bureaucrates de la foi ». Ses perpétuelles gesticulations médiatiques auront servi à lui connaître quelques insuffisances supplémentaires : inaptitude à diriger la prière collective, méconnaissance de l’arabe, inculture islamique, ignorance totale des apports de l’islamologie impartiale. Dans le débat que vous avez eu avec lui, ses laborieuses improvisations vous ont dû vous amener à deviner une partie de ses insuffisances.Vous apportez d’utiles précisions sur les circonstances de l’organisation de votre débat avec ce « représentant » autoproclamé qui croit combler ses déficits de légitimité par une boulimie de communication. Mais ces précisions ne changent pas le fond du problème. Il était clair qu’il a cherché à ajouter à ses gesticulations chroniques la participation à des débats de haut niveau, juste pour faire croire qu’il se serait amélioré depuis le coup de force du 11 janvier 2020, où il semble avoir dit en substance au conciliant Dalil Boubakeur : « ôte-toi de là, que je m’y mette ! »Vous citez Alain Finkielkrault comme organisateur du débat avec le nouveau recteur de la prestigieuse et paralysée mosquée de Paris. Mais pouvait-on attendre mieux du médiatique philosophe- devenu idéologue pour se conformer aux exigences médiatiques? Il avait déjà invité Hassan Chalghoumi à son émission philosophique d’un certain niveau intellectuel. Vous reconnaîtrez que ces singulières invitations sonnent d’abord comme un manque de respect pour Bidar, Benzine, Oubrou et autres ex-partisans du « changement » du Coran. Les auditeurs de Radio J finissent par être lassés par les répétitions des représentants des musulmans de France malgré eux. Les invitations aux débats sur l’Islam à ce média ne semblent pas être adressées selon des critères plus rigoureux que ceux du médiatique philosophe. Quand vous irez au-delà des sélections draconiennes des invités musulmans par les grands médias, vous découvrirez le nombre impressionnant d’ « oubliés » à qui il est reproché de ne pas deviner les réponses que les journalistes attendent de leurs invités de marque. En ce qui me concerne, je m’en tiens à la règle édictée par le non moins regretté Pierre Bourdieu pour qui la valeur d’un intellectuel est inversement proportionnelle à ses acceptations, par plus de réflexe que de réflexion, aux invitations de journalistes pressés, et désireux d’apporter des cautions plus ou moins savantes à leurs présupposés.Concernant les problèmes des convertis à l’Islam avec leur famille catholique pratiquante, vous citez un cas où la conversion n’est pas accueillie avec intolérance. Il faut espérer que cette exception puisse devenir un jour la règle.Vous parlez d’ « imames », au féminin, pluriel. Personnellement, je n’en connais qu’une seule que j’ai croisée à une réunion. Je n’ai pas pu la rencontrer pour en savoir plus sur la validité de ses arguments. Mais j’ai vu ses interventions à des émissions sur la guerre d’Algérie où elle essaie de résumer les souvenirs de son…grand-père ! C’est ce que certains historiens de la décolonisation appelle la « post-mémoire » qui passionne des chercheurs plus intéressés par la transmission que par l’histoire elle-même. Je sais peu de choses sur les musulmans convertis au christianisme, hormis un livre qui m’avait été signalé par un ami chrétien. Le Père Blanc qui a écrit ce livre ne cite aucune statistique et, à ma connaissance, son enquête n’a pas été suivie de conversions massives. Les rares cas que j’ai pu connaître ne font pas partie de l’Islam en France. Il s’agit de jeunes venus d’Algérie dans les années 1990 et à qui de nouveaux missionnaires réussirent à faire croire que lle Coran serait responsable des atrocités du GIA, auquel ils opposent la douceur évangélique. Il serait intéressant de connaître l’évolution de ces nouveaux convertis quand des livres et des émissions leur apprennent que les « émirs » du GIA étaient en fait de hauts gradés de l’armée régulière. L’un de ces faux émirs a été recyclé dans « l’inspection des imams » et sévit encore dans une grande mosquée en France…Vous me posez une colle sur l’attitude des familles après ce genre de conversion. Mais je peux hasarder une réponse en me souvenant de la rencontre à Tanger d’un converti au Protestantisme, issu d’une grande famille musulmane de Fès, ville natale du père Jean-Mohammed Abdeladjalil. Dans ses paisibles et cordiales discussions avec son entourage, ce nouveau protestant fait l’apologie de Luther et Calvin. Il n’avait pas l’air d’être inquiété, ni d’avoir souffert de rupture avec sa famille. Par ailleurs, je vous signale les fetwas du regretté Hassan Tourabi qui a introduit un net distinguo entre d’une part l’apostasie en temps de guerre, qui est suivie d’une désertion passible de la peine de mort(comme dans toutes les armées), et, d’autre part, le changement de religion en temps de paix qui, d’après ce bon juriste musulman, ne fait pas l’objet de la même peine. La primauté du sécuritaire empêche toute référence à l’Idjtihad de Tourabi qui devrait pourtant intéresser les « réformateurs » du Coran. Le constitutionnaliste soudanais ne saurait être catalogué « frériste », ses sérieux désaccords avec les Frères Musulmans et les Wahabites étant notoires, sauf peut-être pour Florence Bergeaud qui, à l’instar de Kepel, n’hésite pas à s’écarter des réalités juste pour avoir des chiffres ronds. Vous reconnaissez son erreur de la page 91 dans le dernier livre de cette anthropologue sécuritaire. Ce n’est pas ce que je lui reproche le plus. Le titre même de son livre pose problème. Bien que tout changement de signifiant doive traduire celui du signifié, elle ne dit pas la différence entre « Frériste » et « Frère Musulman ». En raison des imprécisions de ses définitions, et des confusions qui en résultent, quiconque voudrait bien connaître le mouvement de Hassan el Banna préfère encore lire Olivier Carré et Michel Seurat. Le départ forcé à la retraite de Gilles Kepel pourrait être l’occasion d’évaluer la « vérité » de ces chercheurs sécuritaires afin de la situer dans la longue et sous-étudiée histoire des politiques musulmanes de la France. On est à peu près sûr que cette « vérité » de politistes est plus éloignée de la vérité historique d’un Laoust que ne l’était la « vérité » politique de l’islamologie administrative coloniale. En définitive, dans ma lettre ouverte, je croyais pouvoir vous être de quelque utilité en attirant votre attention sur les charlatanismes d’une catégorie d’utilisateurs musulmans du religieux à d’autres fins, afin de vous éviter à l’avenir de leur servir de faire-valoir.Au débat des Bernardins, vos incidentes (comme « Abraham n’a jamais été à la Mecque… » ; « je ne crois pas à la révélation coranique »,…) pouvaient fait croire à la scientificité de vos affirmations auxquelles les musulmans ne seraient pas en mesure de répondre. Dans vos observations, vous rappelez le caractère subjectif de ses suppositions, et c’est tant mieux. J’espère que nous aurons l’occasion d’échanger sur les « Dalaïl Ennouboua ». Dans « le Phénomène coranique », réédité plusieurs fois et traduit en arabe depuis sa parution en 1947, Malek Bennabi a manié ce genre en empruntant aux disciplines modernes, depuis la métaphysique-sa démarche donnait un avant-goût de Claude Tresmontant(« Comment se pose le problème de l’existence de Dieu »)- jusqu’à la psychanalyse(« le Wahy et le moi mohammédien »). Sa lecture pourrait vous montrer que vos raccourcis sur Abou Nouaym sont peut-être trop saisissants.Sur le père Moubarak, son livre sur « Abraham dans le Coran » ne se ramène pas à l’alternative simpliste : croire aux récits coraniques ou ne pas y croire. J’ai lu ce livre il y a longtemps. Je me souviens notamment du passage où il cite des sources anciennes, et sûres, qui nous apprennent que, pour les rabbins de Yathreb (devenue Médine), le « Dhabih »(le fils d’Abraham qui faillit être sacrifié) était Ismaël et non Issac. Ces rabbins ne contestaient pas le séjour d’Abraham à la Mecque, ni l’alliance matrimoniale d’Ismaël avec les Djouhumites. Il faut reconnaître que le déclin de l’islamologie, que les politistes sécuritaires n’ont fait qu’aggraver, rend ces débats malaisés.En vous remerciant à nouveau de vos intéressantes observations, qui dénotent une disposition au dialogue, je vous prie d’agréer l’expression de l’estime qu’un musulman a pour les Gens du Livre.

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