En désignant « l’islam politique » comme une priorité de la seconde partie de son quinquennat, le président de la République s’est engagé de facto, et peut-être à son corps défendant, à trouver une solution au problème qu’il a lui-même placé sur le devant de la scène : l’organisation de l’islam en France et la formation des imams. Un chantier qui ne peut être entrepris sans le concours actif des organisations musulmanes françaises. C’est pourquoi l’Élysée, avec le concours du Ministère de l’Intérieur qui a la responsabilité de l’administration des cultes, à entrepris une campagne de consultations afin de déterminer les interlocuteurs qu’il conviendra d’associer au projet.
Plusieurs structures sont pressenties pour accompagner le projet, et Emmanuel Macron a décidé de les recevoir l’une après l’autre, et pour commencer, les deux organisations voulues et crées par l’État français : le Conseil Français du Culte Musulman (CFCM) et la Fondation de l’Islam de France (FIF).
L’option Ghaleb Bencheikh
Le 24 septembre, le Président recevait longuement Ghaleb Bencheikh, président de la Fondation de l’Islam de France.
Pour mémoire, la FIF a été créée en 2016 à l’initiative de François Hollande et Bernard Cazeneuve. Son objectif : « promouvoir, par la connaissance et la culture, un islam progressiste, en harmonie avec les exigences de la modernité. »
Paradoxalement, la direction de la FIF fut d’abord confiée à Jean-Pierre Chevènement, un non-musulman. Nomination paradoxale, car on imagine difficilement un musulman diriger le Musée de l’Histoire du Judaïsme ou un athée prendre la présidence d’une institution catholique. Mais dès qu’il s’agit de l’islam, on peut, semble-t-il, prendre ses aises avec la logique. Certes, la complexité structurelle de l’islam en France, et les nombreuses rivalités qui l’atomisent, expliquaient, pour partie, le choix d’un dirigeant « neutre ». Et c’est finalement grâce à cette décision que la Fondation est restée active et a pu se protéger de la menace de dissensions internes.
Après le départ de Jean-Pierre Chevènement, c’est Ghaleb Bencheikh qui fut désigné à la tête de l’institution en 2018. Ghaleb Bencheikh continuera à en porter la dimension laïque.
L’ambition majeure de Ghaleb Bencheikh est de mener à bien une mission dont il s’est fait le champion : la formation « républicaine » des imams de France, mission qui fait d’ailleurs partie des tâches statutaires de la fondation. Des « imams républicains », voilà une vision que partage naturellement le président de la République.
Quels sont, pour Emmanuel Macron, les atouts de Ghaleb Bencheikh ?
Naturellement, sa vision « républicaine » de l’islam, et son hostilité profonde à « l’islam consulaire », autrement dit aux liens qui relient encore les différentes structures musulmanes françaises aux pays qui les soutiennent. Ces liens rendent, à son sens, difficile la construction d’une structure commune à l’ensemble des musulmans français, et par conséquent son contrôle.
Autres atouts majeurs de Ghaleb Bencheikh : sa connaissance de la communauté musulmane française, son humanisme, un incontestable talent de communicant, et son indéniable courage face à ses détracteurs.
En revanche, pour l’Élysée, la FIF souffre d’un handicap majeur : son manque de crédibilité et de représentativité. La présence, dans son conseil d’orientation, de personnalités très controversées au sein de la communauté musulmane pour leur approche « intégriste » de la laïcité, voire leurs propos anti-musulmans, la disqualifie auprès d’une grande partie des musulmans français, qui n’ont d’ailleurs, pour la plupart, aucune connaissance de son existence.
Par ailleurs, les positions personnelles de Ghaleb Bencheikh sur certains points du dogme, son interprétation très personnelle et réformiste du Coran et des Textes, ainsi que ses prises de positions sur la tenue vestimentaire des musulmanes, notamment, sont de nature à le marginaliser par rapport à la communauté musulmane.
Cette ligne de la FIF, ajoutée au fait qu’elle ne possède aucune vocation cultuelle, la rend peu légitime pour prendre en charge seule la formation des imams. Il est d’ailleurs peu probable que les mosquées acceptent de confier leur direction spirituelle à des imams instruits dans ces conditions. Si la Fondation veut se voir confier la gestion du projet, elle devra le faire en collaboration avec les autres structures qui, elles, sont fortement implantées sur le territoire. Restera à Ghaleb Bencheikh à réunir autour de lui ces mêmes organisations, avec lesquelles les relations sont parfois très tendues. Pari osé…
CFCM, le retour
Second tour de table : le CFCM. Né en 2003 sous l’impulsion de Nicolas Sarkozy pour tenter de coordonner et d’unifier les différentes composantes de l’Islam Français, le CFCM a, comme la FIF, reçu de l’Etat la mission de former les imams. Le 29 mars 2017, le CFCM jetait même les bases d’un encadrement de la fonction en établissant une « charte de l’imam ».
Le CFCM a malgré tout été longtemps une coquille vide. La nouvelle direction semble avoir choisi une attitude plus pro-active qui commence à porter ses fruits. Il possède un site internet de qualité, et entretient des relations très étroites avec les autres communautés religieuses (voir notre ITW de Vincent Feroldi).
Une légitimité grandissante, donc, qui lui a valu une première rencontre, le 24 septembre, place Beauvau, avec le Ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, en présence de représentants de la Ministre déléguée auprès du ministre de l’Intérieur, en charge de la citoyenneté, Marlène Schiappa et du ministre de l’Education nationale, de la jeunesse et des sports, Jean Michel Blanquer. Le ministre s’est entretenu longuement avec Mohammed Moussaoui, président du CFCM, sur l’ensemble des questions concernant la communauté musulmane, notamment l’organisation et le financement du culte musulman, la lutte contre l’extrémisme et, naturellement, la formation des imams.
Une rencontre qui se situe à un moment critique des relations Etat-Islam, dans le contexte de la préparation du projet de loi sur le « séparatisme », le « pacte républicain », et le « vivre ensemble ».
A côté de ces questions d’ordre organisationnelles, Mohammed Moussaoui a tenu à aborder celles auxquelles le public musulman est le plus sensible actuellement : la montée des paroles, des actes, et même des attentats anti-musulmans contre lesquels le CFCM demande la constitution d’une enquête parlementaire. Il a également proposé une réflexion plus profonde sur le climat islamophobe qui s’instaure autour de la propagation d’amalgames et de raccourcis liant l’islam à des idéologies et à des détournements politiques extrémistes.
Le lendemain, 25 septembre, c’était au tour d’Emmanuel Macron de recevoir Mohammed Moussaoui , ainsi que Ibrahim Alci, vice-président du CFCM.
A côté des sujets déjà abordés la veille avec Gerald Darmanin, ceux-ci ont largement fait état de la restructuration du CFCM autour de la création des Conseils Départementaux du Culte Musulman (CDCM), la formation des imams et des aumôniers, ainsi que de leurs statuts.
La formation des imams a été présentée par Mohammad Moussaoui comme une priorité majeure du CFCM, qui propose la mise en place d’une étude approfondie sur différents cursus de formation, et demande que ceux-ci soient reconnus par une certification officielle.
Quels sont, pour l’Elysée, les principaux atouts du CFCM pour devenir l’interlocuteur privilégié dans la formation des imams ?
L’atout principal du CFCM réside naturellement dans sa représentativité, même si d’aucuns affirmeront qu’elle est plus virtuelle que réelle, notamment en raison du budget quasi symbolique qui lui était jusqu’à présent attribué. Néanmoins, le CFCM regroupe en son sein la majorité des fédérations et associations musulmanes (2 700 mosquées), et son statut est celui d’une organisation cultuelle, deux caractéristiques qui lui confèrent une réelle légitimité sur la question de la formation des imams. Sa présence physique (CRCM) dans l’ensemble des régions du pays et les relations étroites que ses nombreuses branches entretiennent avec les autorités locales, départementales et régionales lui assurent un véritable ancrage dans la société française.
Ses contacts fréquents avec les autres organisations religieuses sont également de nature à renforcer sa crédibilité, tant auprès des autorités que des musulmans eux-mêmes, que le CFCM a entrepris de défendre à travers l’Observatoire National de Lutte contre l’Islamophobie.
Ses points faibles tiennent à une certaine « libanisation » de l’institution. dont les composantes restent étroitement liées à leur pays d’origine : Turquie, Maroc, Algérie, Égypte, etc… La présidence tournante a d’ailleurs déjà été fixée jusqu’en 2026… Ce qui rend l’institution particulièrement vulnérable aux dissensions et rivalités, et rendent très délicates des questions comme le financement du culte. Ces rivalités ont d’ailleurs paralysé le CFCM depuis sa création. Reste, pour les pouvoirs publics, à espérer que la raison et l’apaisement l’emporteront.
D’autres acteurs incontournables
Mais il existe d’autres acteurs dont l’Élysée et la place Beauvau devront tenir compte. Et pour commencer la Grande Mosquée de Paris, dont le recteur, Hafiz Chems-Eddine, avocat au barreau de Paris, a développé un vaste programme de formation des imams à travers l’Institut Ghazali. Longtemps uniquement représenté par une plaque de laiton accolée à une entrée fermée de la mosquée, celui-ci a commencé à reprendre vie, et délivre déjà des cours d’arabe et de sciences islamiques. La Grande Mosquée de Paris, très liée à l’Algérie, a l’ambition d’être le fer de lance de la certification de la formation des imams. La présidence du CFCM sera d’ailleurs assurée par Hafiz Chems Eddine en 2022. La Grande Mosquée de Paris, récemment magnifiquement restaurée, qui possède le seul minaret de la capitale, est en outre une institution symbolique pour l’Islam de France, et reste un interlocuteur majeur pour les pouvoirs publics.
Autre acteur incontournable : les Musulmans de France, anciennement UOIF. Pas très en odeur de sainteté – du moins officiellement – auprès des pouvoirs publics en raison de ses liens supposés avec la confrérie des Frères Musulmans, la fédération se défend d’être le porte-parole d’un islam radical; Elle affirme prôner l’islam du « juste milieu » et militer pour l’intégration de l’islam dans le cadre républicain français.
Toujours est-il que « Musulmans de France » assure représenter près de 300 associations cultuelles et possède deux centres de formations des imams : l’Institut Européen des Sciences Humaines, à Chateau-Chinon, dans la Nièvre et à Saint-Denis, dans la région parisienne.
En dehors de ces grands institutions, d’autres acteurs, indépendants, peuvent être à même de participer à la formation des imams, par la qualité de leurs intervenants, comme l’Académie Européenne des Cultures et des Savoirs Islamiques ou la Faculté des Sciences Islamiques de Paris. Finalement, l’essentiel est de parvenir collectivement à l’établissement de cursus et de contenus qui, en même temps, satisfassent les besoins des fidèles, et rassurent les pouvoirs publics. Une tâche difficile, mais essentielle, qui ne pourra se faire que dans la concertation.
Voir aussi notre article « La formation des imams »