En marge du Rapport Stora sur l’Algérie
Par Roland Laffite
Président de la Société d’études linguistiques et étymologiques françaises et arabes et Secrétaire général de la Société des études saint-simoniennes. Auteur de :
« De l’arabe dans le français décoincé »– Editions Geuthner – 2021
« Sur l’Islam et les musulmans dans la société française » – Ouvrage en ligne – 2020
« L’Orient d’Ismaÿl Urbain, d’Égypte en Algérie » – Editions Geuthner – 2019 – co-auteur Naïma Lefkir-Laffitte
« Voyage au pays de l’islamophobie » – Ed. Gnosis – Disponible en ligne – 2018, « Antisionisme, judéophobie, islamophobie » – Editions Scribest – 2019
« La ronde des libérateurs de Bonaparte à Hollande » – Editions Alfabarre – 2014
« Le ciel des Arabes » – Editions Geuthner – 2012
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Emmanuel Macron parlait le 14 février 2017, lors de son voyage en Algérie, de la colonisation comme d’un « crime contre l’humanité »1. C’était à juste titre, mais il s’est rapidement empressé de minimiser la portée de cette déclaration et d’en aseptiser les effets.
Le plus important, dans ce recul, n’est pas à chercher dans les garanties « mémorielles » qu’Emmanuel Macron s’est empressé de donner aux harkis et aux Pieds noirs, qui se disent « rapatriés ». Conquête, colonisation et résistance à ces dernières ont, comme toute tragédie humaine, occasionné quantité de souffrances, de part et d’autre. Mais la reconnaissance de ces souffrances, même chez les populations que l’histoire a mis parfois volens nolens, parfois activement du côté des oppresseurs, n’a rien à voir avec celle de la responsabilité politique d’un État devant l’histoire. Pour aborder cette question sensible car elle touche à la mémoire encore vive de bien des de gens, évoquons une situation largement enfouie dans la mémoire collective et qui ne suscite plus aujourd’hui colère et emportement et ne met plus les sentiments à vif. Ainsi, l’armée française a perdu dans la conquête 100 000 hommes dans la seule période 1830-1848, soit l’équivalent de ses effectifs de l’époque, ce qui constitue une proportion sans commune mesure avec les guerres de la Révolution et de l’Empire. Mais qui, de nos jours, viendraient demander des comptes aux Algériens et non aux gouvernements français qui se sont lancés dans l’aventure de l’occupation d’un pays qui n’était pas le leur, en oubliant entre parenthèses que, dans le même temps, les Algériens perdirent un million des leurs, soit le tiers de sa population et, même la moitié dans la partie occidentale du pays ? Cela dit, évoquer les souffrances subies par les uns et les autres n’a rien à voir avec la prétendue repentance toute chrétienne que personne n’a jamais demandé, ou avec les excuses plus politiques, qu’Emmanuel Macron s’interdit en tout cas de faire, et que les nostalgiques de l’ère coloniale dénoncent dans le refus de considérer l’oeuvre coloniale comme un bienfait pour la société algérienne2.
Le fond de la position d’Emmanuel Macron sur le passé colonial
L’important est dans la raison profonde de la position qu’Emmanuel Macron laisse régulièrement à voir, depuis son voyage à Alger le 6 décembre 2017 quand il apostrophait ainsi un jeune homme qui lui demandait de préciser son attitude vis-à-vis du passé colonial. Il lui répondait : « Ça fait longtemps que la France l’a assumé ». Ah bon, comment ? Avant de questionner : « Moi, j’évite quelque chose ? », et d’ajouter devant l’insistance de ce jeune homme : « J’évite de dire ce qui s’est passé ? Mais il s’est passé des choses comme je l’ai dit. Il y a des gens qui ont vécu des histoires d’amour ici. Il y a des Français qui aiment encore terriblement l’Algérie, qui ont fait des belles choses. Il y en a qui ont fait des choses atroces. » Et de conclure : « Vous n’avez jamais connu la colonisation ! Qu’est-ce que vous venez m’embrouiller avec ça ? Vous votre génération, elle doit regarder l’avenir3 ».
Explication de texte :
1. Si la colonisation fut « un crime », passons, passons vite, c’est comme disait autrefois un ministre des années 1950-1960, une « parole verbale », qui n’a donc pas d’incidence dans la réalité ; la responsabilité de l’État français n’est pas évoquée et l’on se cantonne à une approche phénoménologique, qui se déploie en une infinité d’expériences et de mémoires subjectives, souvent contradictoires ; ainsi, en termes macroniens, il y eu des gens qui ont fait de belles choses, d’autres de mauvaises ; une manière de revenir, dans un mélange extrême entre les niveaux de la question, au débat de 2005 sur les bienfaits de la colonisation, qui est loin d’être enterré.
2. Toujours en termes phénoménologiques, le passé, c’est le passé, la jeune génération n’a pas à s’en prévaloir : elle doit laisser les souvenirs à leurs parents, voire à leurs grands-parents.
C’est ce second point qui fut explicité dans le Discours des Muraux du 2 octobre 2020, quand Emmanuel Macron taxa de « séparatisme », ces « enfants de la République, parfois d’ailleurs, enfants ou petits-enfants de citoyens aujourd’hui issus de l’immigration et venus du Maghreb, de l’Afrique subsaharienne », qui cherchent à « revisiter leur identité par un discours postcolonial ou anticolonial4 ». Voilà qui est grave ! Cette position se traduit par la réduction de fait de la mémoire de la conquête et de la colonisation de l’Algérie à la Guerre d’indépendance comme il l’a fait en demandant à Benjamin Stora « que l’histoire de la guerre d’Algérie soit connue et regardée avec lucidité ». Pour lui, il « en va de l’apaisement et de la sérénité de ceux qu’elle a meurtris », mais aussi « de la possibilité pour notre jeunesse de sortir des conflits mémoriels5. En tout cas, les 22 propositions du Rapport rendus par Benjamin Stora sont pratiquement toutes liées à la Guerre d’Algérie6.
Feu à volonté sur les décolonialistes
La classe politique dans son immense majorité et ses chiens de garde médiatiques ont beau tirer à boulets rouges sur le décolonialisme, le prétendu « indigénisme », ainsi que l’« islamo-gauchisme » qu’ils stigmatisent comme leurs fourriers et complices. Tous ces défenseurs de l’Ordre ont trouvé un de leurs idéologues dans Pierre-André Taguieff. Ce dernier vient de se fendre d’un véritable bréviaire de cette croisade anticoloniale qui atteint des sommets rarement atteints de la confusion, des amalgames calomnieux et de la mauvaise foi7. Mettant en pratique le vieux proverbe selon lequel « quand on veut tuer son chien, on dit qu’il a la rage », on charge, dans un venimeux enchevêtrement, la « pensée décoloniale » d’invoquer, de façon artificielle et dommageable pour le corps social, un colonialisme qui aurait, comme par miracle, définitivement disparu d’un coup avec les indépendances des années 1960-1962. On l’incrimine, sur le plan théorique, de faire du racisme une catégorie première expliquant l’histoire. Parallèlement, on traite sur le plan pratique de racistes, dans une minable rhétorique de rétorsion et au nom d’un universalisme exclusiviste et négateur du mouvement réel de la société, ceux qui en sont précisément victimes.
Comme si, sur le plan international, évoquer la colonisation française renvoyait à un monde irrévocablement révolu, sans « poussières d’empire ». Songez pourtant à Kanaky, où se mène en ce moment un combat pour l’indépendance. Et à Mayotte, cette livre de chair arrachée en 1974 par la France à un territoire à propos duquel l’Onu a réaffirmé depuis, par plus d’une vingtaine de résolutions, la souveraineté de l’Union des Comores ! Cela sans parler de la défense du pré carré africain où l’armée française ne manque pas d’intervenir en vertu de « demandes libres » auxquelles les gouvernements de la région sont en réalité enjoints, au risque de sauter par des coups d’État opportuns… Comme si, sur le plan intérieur, un coup de baguette magique avait définitivement tourné la page avec les indépendances des années 1960-1962, et que le passé impérial était sans incidence aucune dans les conduites administratives telles que les contrôles au faciès, pratique relevant d’un « racisme structurel » pour les uns, ou d’un « racisme d’État » pour les autres »8, sans survivance d’effets dans la psyché collective de la société métropolitaine, sous forme de refus méprisant des usages culturels et de déni d’intelligence et d’apport à la collectivité de nos compatriotes dont les familles sont venues des anciennes colonies.
Un grand crime qui englobe les autres
Limitons-nous à l’Algérie que le rapport de Benjamin Stora a remise au coeur du débat. Il est manifeste que le passé ne peut se résumer à ce que d’aucuns nomment des « exactions », et qui furent de vrais aux crimes de la Guerre d’indépendance. Il n’est pas question d’oublier campagnes dévastées et récoltes brûlées par les colonnes infernales des généraux de la conquête, enfumades et emmurades comme au Dahra en 1845-1846, massacres de populations vouées à l’interdit, comme ce fut le cas à Laghouat en 1852, quand furent passés au fil des baïonnettes femmes, enfants, et même animaux… Pour la période récente, les carnages du 8 mai 1945, la répression brutale d’août 1955 dans le Constantinois, les tueries aux « bidons spéciaux », un doux euphémisme pour dire : napalm, lors du plan Challe en 1959-1960, la torture systématique par les hommes de Massu, les camps de regroupements qui plongèrent le quart de la population dans une misère inouïe et des souffrances indicibles. Mais si tous ces crimes coloniaux jalonnent comme autant de stations d’un chemin de croix toute la période1930-1962, crimes que les tenants de la mélancolie coloniale prétendent mettre en balance avec les actes de terrorisme du FLN et des massacres de Français comme celui d’Oran en juillet 1962 ou les représailles contre les harkis, par ailleurs sans aucune proportion avec ceux subis par les Algériens, ils s’inscrivent dans un grand crime qui englobe toutes les exactions, avanies et horreurs, celui du couple conquête / colonisation qui occupe 132 ans d’histoire. Le retour sur ce crime n’a rien avoir avec on ne sait quelle mortification ou quelle autoflagellation. Il est salutaire de le mettre sous les yeux de la société de façon insistante tant qu’elle ne s’en est pas entièrement guérie. Or peut-on dire qu’elle l’est après les interventions en Afghanistan, en Irak, même si, dans un premier temps, le gouvernement français n’a pas voulu se mêler de l’a guerre destruction des Étasuniens et des Britanniques ? Mais il n’a pu résister à renouer avec les vieilles pratiques en Libye…
Honneur à ceux qui, en leur temps, ont combattu conquête et colonisation
Ceux qui se sont dressés contre la conquête et la colonisation de l’Algérie ne furent pas si nombreux, il est vrai, mais ils le firent avec honneur. Je pourrais ici le courage du pasteur et théologien protestant Agénor de Gasparin qui voyait dans la guerre de conquête une tentative d’anéantissement des Algériens comparable à celle des Amérindiens9, ou celui du député Amédée Desjobert qui dénonça à la Chambre de 1834 à 1848 avec une constance opiniâtre, la conquête comme une « extermination »10. Je voudrais rappeler ici, parce qu’ils sont clairs et sans équivoque, les mots venus en 1868 sous le plume d’un écrivain et militant politique, qui sera trois ans plus tard capitaine adjudant-major du 228e bataillon de la Commune de Paris, et devra pour cela s’exiler en Suisse. Son nom, Léon Hugonnet, ne dit aujourd’hui pas grand-chose mais l’homme s’en prenait alors, dans un livre intitulé Crise algérienne et démocratie, aux « publicistes qui se flattent de posséder la tradition révolutionnaire et servent, avec un zèle égal, la cause des nationalités, et la colonisation qui repose sur la conquête », et stigmatise surtout « cette conquête » comme « un crime »11.
Je rappellerai aussi qu’avant lui, Auguste Comte, écrivait en 1952 : « J’ose proclamer les voeux solennels que je forme, au nom des vrais positivistes, pour que les Arabes expulsent énergiquement les Français d’Algérie, si ceux-ci ne savent pas la restituer dignement12 ». Pour lui, la raison n’était pas seulement un méfait du point de vue de la nécessaire unité de la famille humaine, mais aussi une catastrophe dans la politique intérieure elle-même : pour lui, la guerre menée en Algérie avait pour effet de « ranimer l’instinct guerrier, cultiver au dehors une férocité destinée au-dedans, et surtout [de] corrompre la population centrale, afin de la détourner du but social, en l’intéressant à la tyrannie rétrograde13 ». Ne sont-ce pas en effet les généraux d’Algérie qui, comme Bedeau, Lamoricière et Sébastiani s’opposèrent sous les ordres de Bugeaud à la Révolution de Février 1848 ? Ne sont-ce pas non plus eux qui, comme Bréa, Changarnier, Duvivier, Lamoricière, encore lui, et Négrier sous les ordres de Cavaignac, firent grand carnage des ouvriers parisiens lors des Journées de juin, laissant plus de 5 000 d’entre eux sur le pavé, sans parler de l’arrestation de 11 000 de leurs camarades, condamnés à la prison ou à la déportation en Algérie.
Et puis, il y eut ceux qui, comme Ismaÿl Urbain, ont fini par accepter en désespoir de cause la conquête qu’ils refusaient a priori et qui ont cru pouvoir faire valoir les principes d’association et d’égalité politique dans le cadre de l’occupation française, comme le rappela justement Léon Hugonnet, en guise d’éloge funèbre, dans le journal de Clémenceau14. Leur échec total est la preuve même que la conquête était un obstacle absolu dans la réalisation de l’unité de la famille humaine15.
Ce n’est pas donc pas faire preuve d’un anachronisme coupable, comme l’avancent ceux que la pensée décoloniale met en fureur. Ils prétendent que dénoncer conquête et colonisation revient à condamner à tort avec les critères d’aujourd’hui des conduites qui étaient hier dans l’air du temps, comme ce fut aussi le cas pour l’esclavage. Ces braves gens, prêts en principe à toutes excuses, n’osent cependant avancer cet argument pour la collaboration et l’antisémitisme des années 1940-1945, qui étaient eux aussi dans l’air du temps, et n’en déplaise aux tenants de la France éternelle, bien davantage qu’on ne feint de le croire, car ils savent bien que ces abominations rencontrèrent une résistance dont la société s’enorgueillit de façon quasi-religieuse. Mais ils oublient de mettre pareillement la lumière sur ceux qui, à contre-courant, ont combattu conquête et colonisation.
Hommage soit rendu à ces derniers. Ce sont eux qui mériteraient que des statues à leur mémoire soient érigées en lieu et place de celles du misérable Bugeaud et de ses semblables, que la République ne rougit pas d’honorer, alors qu’ils prirent les armes contre elle, lors de l’insurrection républicaine de Février 1848.
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1 J’invite à lire « Le “rôle positif” de la colonisation au banc de test de l’École en Algérie », article paru dans 1962-2012 : Où en sommes-nous de l’Empire ?, Actes de la Journée d’études organisée à Paris, le 23 juin 2012, Paris : Alfabarre, 2014, 101-137, et accessible en ligne ici.
2 Voir à ce sujet mon blog sur Mediapart intitulé : « La colonisation est bien un crime contre l’humanité »
3 Voir la vidéo France Info avec l’AFP et Reuters le 06.12/2017.
4 « Lutte contre les séparatismes : le verbatim intégral du discours d’Emmanuel Macron », sur le site du Figaro, le 02/10/2020.
5 « Emmanuel Macron confie à l’historien Benjamin Stora une mission sur “la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie” », Le Monde du 24/07/2020.
6 Voir « France-Algérie : les 22 recommandations du rapport Stora », Le Monde du 20/01/2021. Quant à la réception de ce Rapport par les historiens, se reporter au site Histoire coloniale et postcoloniale, https://histoirecoloniale.net .
7 « Une “pensée” en douze points », dans Le Point du 24/01/2021.
8 Voir « Violences policières, racisme : “Circulez, y a rien à voir !” », mis en ligne le 15/06/2020
9 Voir La France doit-elle conserver Alger ?, Paris : Impr. de Béthune & Plon, 1835.
10 Voir notamment La Question d’Alger. Politique, colonisation, commerce, Paris : P. Dufart, 1837.
11 Paris : Armand Le chevalier, 1868, 7-8.
12 Catéchisme positiviste, 1852, éd. Londres : Apostolat positiviste, 1891, 373.
13 Système de politique positive, Paris : Carillan-Goeury & Dalmont, 1854, 471
14 Voir La Justice du 18/02/1884.
15 C’est le sens du travail que Naïma Lefkir-Laffitte et moi-même menons sur Ismaÿl Urbain. Voir à ce sujet notre livre, L’Orient d’Ismaÿl Urbain, d’Égypte en Algérie, Paris : Geuthner, 2019
Voir aussi notre article « Le génocide algérien : la mémoire courte »
Voir aussi notre article « L’incroyable histoire des crânes algériens du Musée de l’Homme »