Par Jean-Michel Brun
Cela est une chose bien regrettable que de voir des élus, censés représenter les Français, se précipiter dans le piège facile du bouc émissaire. « Le séparatisme islamiste », navrant « marronnier » qui revient chaque fois que la société française traverse une crise, périphrase à peine déguisée, qui désigne sans le dire les musulmans dans leur ensemble, présumés coupables de tous les malheurs d’une France impuissante à offrir à sa jeunesse l’éducation et les valeurs dont elle a besoin pour se construire, et comprendre le monde qui l’entoure.
La triste rengaine de « l’ennemi de l’intérieur »
Ce n’est pas nouveau. Pendant la période coloniale, le gouvernement français avait pris l’habitude d’instrumentaliser ce qu’il appelait le « choc des civilisations » Déjà, en 1953, une habile mise en scène du dévoilement de femmes algériennes devait permettre de démontrer la mission libératrice et « civilisatrice » de la France, pour reprendre les mots d’Antoine Pinay. Habile, pas tant que cela, puisqu’elle fit du voile le symbole de la lutte anti-colonialiste.
Il est bien regrettable que, 70 ans après, on en soit toujours là. Au lieu de chercher à s’enrichir mutuellement de nos différence, au lieu de s’attacher à se comprendre et s’apprécier, au lieu de parler de fraternité, voilà qu’on nous propose un catalogue de poncifs dont le principal objectif semble de monter des français les uns contre les autres.
« Le constat partagé d’une réalité de la poussée de la radicalisation islamiste sur notre territoire contraste avec la prise de conscience encore inaboutie par les pouvoirs public du phénomène ».
Voilà comment la commission sénatoriale résume son rapport.
Quelle absurdité ! alors que près de 1000 homicides sont commis chaque année, que les violences conjugales exposent, que la police, la justice sont en pleine crise, ce qui menace la France, c’est l’ennemi de l’intérieur, le « séparatisme islamique » ! Une gangrène qui « ne concerne pas uniquement la question du terrorisme… mais qui implique aussi des comportements qui peuvent être pacifiques et ne mènent pas à la violence. il peut être le fait de groupes qui prônent le repli identitaire ou l’entrisme dans le monde associatif et politique ». Bref, une espèce de pieuvre qui étendrait secrètement ses tentacules dans le moindre recoin de notre société. Des propos familiers aux historiens, qui font froid dans le dos !
Oh bien sûr, le rapport recommande, du bout des lèvres, de ne pas stigmatiser l’Islam, mais c’est pour mieux pouvoir enfoncer le clou sans réveiller les voisins. Et dès le début, il s’évertue à balayer d’avance la suspicion de faire de l’islam un bouc émissaire :
« Il ne s’agit pas d’un fantasme créé par l’Etat pour se désigner un ennemi et mener une politique de répression. Il se trouve aujourd’hui dans l’adhésion croissante à une nouvelle orthopraxie musulmane rigoriste d’une partie de la population »
Car la menace « vise des pans entiers de notre société » : l’enseignement, et particulièrement l’enseignement hors contrat, le monde économique, au travers notamment les librairies et les commerces halal, le monde associatif, le sport…
« Je suis partout » (1) en quelque sorte. D’ailleurs, le journal antisémite des années 30-40, se défendait lui-même, dans son numéro de février 1939 « Les juifs et la France », de tout appel à la persécution, de tout préjugé ou racisme contre les juifs. Il affirmait juste que les juifs étaient des étrangers, avant de se réjouir des premières mesures d’expulsion prises par Vichy.
Le musulman, voilà l’ennemi !
Inutile de poursuivre les comparaisons entre les époques, le constat serait trop cruel pour la commission sénatoriale. Toujours est-il que l’appel à l’identification des personnes « islamisées » prônée par la commission rappelle d’inquiétants souvenirs, surtout lorsqu’il se base sur l’aspect physique ou vestimentaire.
D’ailleurs, en 2019, après l’attaque contre la Prefecture de Police, Christophe Castaner invitait à signaler les « signes de radicalisation potentielle », comme « le port de la barbe, la pratique régulière et ostentatoire de la prière rituelle, une pratique religieuse rigoriste, particulièrement exacerbée en matière de Ramadan ». En un mot, , un « séparatiste islamiste », c’est tout simplement… un musulman ! C’est d’ailleurs ce que sous entend Michel Aubouin, ancien préfet, auditionné le 3 mars : « L’Islam s’est radicalisé, dans la mesure où une grande partie des musulmans observe l’ensemble des préceptes théologiques »
Comment expliquer cette appel à peine déguisé à la discrimination ?
Il faut dire que le choix des personnes auditionnées, et leurs réponses, laissent rêveur.
Il existe des think tank d’extrême droite qui combattent ouvertement les musulmans. Il en faut, ou du moins, il y en a. Chacun a le droit d’exprimer son opinion, dès l’instant où elle ne franchit pas les limites de l’injure et de la calomnie. Mais le Senat n’est pas un think tank. C’est une assemblée représentative de la France et, à ce titre, possède une obligation d’objectivité, laquelle devrait se traduire notamment dans le choix des « experts » sollicités.
Or, ici, la commission n’a donné la parole qu’à des interlocuteurs dont elle était, par avance, certaine de l’opinion.
Des interlocuteurs triés sur le volet
Aucun responsable musulman n’a été appelé, hormis Mohammed Messaoui, président du CFCM, et Mohamed Bajrafil, noyés dans le flot des accusateurs de l’Islam.
Même Ghaleb Bencheikh, président de la Fondation de l’Islam, pourtant fervent défenseur de la laïcité n’a pas été auditionné. La commission lui a préféré Razika Adnani, membre du conseil de surveillance de la FIF, qui doit sa notoriété à ses propos virulents contre l’islam, sa lutte contre l’apprentissage de la langue arabe, et son obsession d’un islam tentaculaire « L’enseignant qui s’adresse à ces enfants (ceux issus d’une famille musulmane) doit savoir qu’il sont issus d’une culture où la supériorité du musulman sur le non-musulman, et de l’homme sur la femme est une chose normale, et où la liberté de conscience n’a pas de place » (Audition du 28 mai 2020)
Mohammed Sifaoui déclare, sans rire, que le « salam aleikum » (que la paix soit sur vous) est une expression à « connotation islamisante », ou que « le mot islamophobie doit être banni car il permet aux islamistes d’empêcher toute critique des dogmes et de la religion ».
Qui pourrait mettre en cause la crédibilité de ce monsieur ? Lui qui déclarait « le voile est une serpillère et je m’essuie les pieds dessus », qui Twittait « Contrairement aux salafistes, les portugaises se sont bien intégré en France. Très vite, elles ont appris à se raser » (Tweeter, 2/12/2014) , ou traitait les chinois de mangeurs de chats : « Tout le quartier chinois est mobilisé et se dirige vers la Seine et Marne depuis que BFMTV a annncé que le chat pesait 100Kg » (Tweeter 14/11/2014). Comment douter d’un « journaliste » dont les soit-disant reportages d’infiltration n’ont pas résisté à l’analyse des spécialistes des medias, et qui est régulièrement rappelé à l’ordre par le CSA ?
Zineb el Rhazoui, une autre « spécialiste » auditionnée : « L’individu est inexistant dans la foi islamique, c’est quelque chose qui est inhérent à cette foi. », se présente comme une « rescapée des attentats de Charlie Hebdo » alors qu’à ce moment, elle était en vacances à Casablanca.
Une large tribune a été ouverte à Mohamed Louizi, qui affirme être un « frère musulman, repenti », mais s’avoue islamologue autodidacte, sans que cela ne gène le colossal tirage de ses livres.
Youssef Chiheb, un géographe dont les propos conspirationnistes délectent la droite, prétend, lors de son audition, que l’objectif des musulmans est d’«infiltrer les corps intermédiaires, les grandes entreprises, les universités, plus tard l’armée, afin de renverser le régime de l’intérieur »
Parmi les autres personnes auditionnées, on compte Alexandre Del Valle, proche des mouvements identitaires, Florence Bergeaud-Backler, qui fait son fonds de commerce du halal « incompatible avec les valeurs de nos sociétés démocratiques », Sebastien Meurant, parlementaire qui ne cache pas sa proximité avec Marion Maréchal, et qui déclare, le plus sérieusement du monde : « Ceux qui font le signe de croix n’ont jamais tué personne ! » (Ah bon ? Et l’inquisition, la Saint-Barthélémy, les pogroms d’Isabelle la Catholique, l’anéantissement de la civilisation Inca, c’était quoi ? des détails de l’Histoire ?).
Mais ce n’est pas tout : le recteur de l’Académie de Créteil, Daniel Auverlot, avoue sans vergogne avoir détourné la loi pour fermer des établissements fréquentés par des musulmans : « Au cours des 37 inspections que nous avons menées l’année dernière, jamais un rapport n’a justifié une fermeture liée à des questions d’éducation nationale. Nous avons ainsi utilisé des motifs tels que la conservation d’aliments non filmés dans un réfrigérateur pour fermer des établissements ».
Rendez-vous compte : « Un club a été fermé en Essonne, sous le prétexte de sa mauvaise gestion, alors que l’on a tout de même trouvé des djellabas dans ses locaux ! ».
L’auteur de cet étonnant aveu n’est autre que Jacqueline Eustache-Bonio, sénatrice du Val d’Oise, rapporteuse de la commission ! On se souviendra tout de même qu’elle a été l’initiatrice du projet de loi visant à interdire au femmes voilées d’accompagner les sorties scolaires, et qu’elle a fait détruire, dans la commune de Saint Gratien dont elle fut maire, un stade fréquenté par des jeunes qui avaient juste le tort d’être musulmans.
En revanche, la commission fait l’impasse totale sur tous ceux dont le discours aurait pu contredire l’esprit de ses initiateurs, et fait mine de ne pas entendre les propos des responsables musulmans, comme Mohammad Al-Issa, de la Ligue Islamique Mondiale, qui rappelle, à longueur de discours, l’obligation du musulman à respecter les lois de son pays, et initiateur de la signature manifeste inter-religeux pour la paix (2)
Nous attendions une étude, nous avons eu un pamphlet
La question de l’Islam en France méritait une étude sérieuse, menée par des experts compétents, et dont les conclusions auraient pu conduire à une meilleure connaissance des 7 millions de musulmans français. Au lieu de cela, nous avons eu droit à un florilège de poncifs, une charge lamentable contre les musulmans eux-même, tissée par des politiques radicaux et des polémistes qui cherchent à criminaliser leurs pratiques quotidiennes
Nous attendions une étude, nous avons eu un pamphlet.
Un pamphlet que n’aurait pas renié Edouard Drumont (3), et qui prête aux musulmans l’élaboration d’une sorte de plan secret de domination du monde occidental qui utiliserait violences, ruses, et guerre civile. Les odieux « Protocoles des sages de Sion » (4) ne sont pas très loin. Ils est bien regrettable que des élus se prêtent à ce jeu.
Ce rapport aurait certainement de quoi provoquer la colère des musulmans. Il n’inspire que de la tristesse et de la consternation, Ce n’est en tout cas pas comme cela que la France avancera. Elle ne progressera que dans l’acceptation des différences, la compréhension mutuelle, et la fraternité.
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1. « Je suis partout » est un hebdomadaire, publié pour la première fois le 29 novembre 1930, sous-titré : « Le grand hebdomadaire de la vie mondiale ». Il s’affirme rapidement fasciste et antisémite, et deviendra le principal journal collaborationniste français.
2. Voir notre article
3. Voir notre article sur le livre « Le venin et la plume » de Gérard Noiriel
4. Les « Protocoles des Sages de Sion » « est un faux document publié au début du XXe siècle, qui se présentait comme un plan de conquête du monde établi par les juifs et les francs-maçons.
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Voir le rapport et les auditions
http://www.senat.fr/commission/enquete/radicalisation_islamiste.html