LA FRANCE ET SES MUSULMANS : INTERVIEW EXCLUSIVE DE SADEK SELLAM

                           

Sadek Sellam est sans aucun doute le meilleur spécialiste de la présence de l’islam en France. Il vient de rééditer une version augmentée de son incontournable ouvrage «  La France et ses musulmans ».

Nous l’avons interrogé sur sa vision de l’islam en France

La perspective historique n’arrange pas ceux qui cherchent à rentabiliser la peur

MEF : Il y a une inflation éditoriale sur l’Islam. Pourquoi un nouveau livre sur le sujet ?

S. Sellam : L’Islam en France est peut-être le seul sujet où l’on n’a pas besoin d’être bien informé pour en parler. Cela tient au fait que l’islamologie n’a pas réagi en temps utile pour la prise en charge scientifique de la présence musulmane en France. Il y a également les hésitations, voire les refus des sociologues de l’immigration et de l’intégration d’ajouter le « I » de l’Islam pour une étude complète des « 3I »(Immigration, Intégration, Islam). Ces bons sociologues refusèrent pendant longtemps de prendre en compte le facteur religieux, sans doute par laïcisme et aussi pour ne pas faire irruption dans les plates-bandes de l’islamologie traditionnelle, jugée mieux placée pour l’étude de « l’Islam transplanté ». Ces deux carences expliquent monopole actuel des politistes sécuritaires dans les études « savantes » de l’Islam en France. La plupart des commentateurs médiatiques se contentent de vulgariser les hypothèses de la sociologie politique des seuls courants radicaux, sans s’aviser de faire la part de ses présupposés idéologiques. C’est ainsi que furent mis dans le collimateur, successivement les « Frères Musulmans », les « wahabites », les « salafistes » et, tout récemment, « les néo-malékites », en attendant une autre catégorie qui sera pointée du doigt, lorsqu’on découvrira l’exagération de la dangerosité des courants diabolisés. Il va de soi que la perspective historique, qui aide à dépassionner et à dédramatiser, n’arrange pas ceux qui  cherchent à rentabiliser la peur, parmi les chercheurs, les informateurs et les politiques. 

« La France et ses musulmans » propose de s’interroger sur ce que la République fait à l’intention de la grande majorité de citoyens de confession musulmane qui ne sont ni « communautaristes », ni « intégristes », ni « fondamentalistes », et ne demandent qu’à s’intégrer. L’application du principe d’égalité à leur religion est une revendication citoyenne, même pour les non-pratiquants qu’étonne le statut spécial de l’Islam hérité de la période coloniale. 

MEF : Le sous-titre de « la France et ses musulmans » indique une tranche chronologique qui remonte à 1895. Mais le premier chapitre remonte à l’installation en France de dizaines de milliers de Morisques chassés d’Espagne au XVII° siècle. Pourquoi remonter si loin ? 

S. Sellam : L’élargissement de la tranche chronologique est conforme à la recommandation de Tibor Mende, mise en page de garde : « …pour qui s’attache à l’étude des événements présents, la meilleure garantie contre les passions déformantes est le sens de la perspective historique ».
En dehors du fait d’éviter « les passions déformantes » dans l’étude d’un sujet à haute teneur passionnelle, cette remontée dans le temps rappelle l’ancienneté de la présence musulmane en France ainsi qu’une grande exception française dans les rapports avec l’Islam.
Quand un phénomène a suffisamment d’ancienneté, le mieux c’est d’en faire un objet d’études historiques. Cela n’intéresse pas les idéologues qui s’obstinent à faire de l’islam un corps étranger à la société française, et tendent à présenter comme des primo-arrivants des musulmans pourtant implantés en France depuis des générations. Ces auteurs fournissent des « éléments de langage » à des orateurs qui entretiennent des sentiments négatifs sur l’islam et les musulmans en raison d’une véritable angoisse aggravée par les répétitions d’apprentis-métaphysiciens sur les particularismes attribués à cette religion, dont ils déduisent la non-intégrabilité de ces adeptes. Or, rappeler l’étonnant précédent des Morisques a de quoi contribuer à dissiper ces angoisses. Car ces musulmans espagnols que les rois catholiques sommèrent de choisir entre « le baptême et le bateau » furent autorisés par Henri IV à s’installer en nombre et définitivement en France. Ils étaient restés reconnaissables pendant très longtemps, mais ils finirent par être entièrement assimilés. Ce précédent permet de rappeler, à ceux qui exigent l’assimilation totale et tout de suite, les vertus de la patience. Cela permet aussi de mieux situer les polémistes qui abreuvent le public d’idées reçues : renoncent-ils à la tolérance exemplaire d’un grand roi comme Henri IV pour se laisser inspirer par les méthodes-laïcisées- de l’Inquisition espagnole ? 

Quand Lyautey craignait « d’ouvrir l’esprit des jeunes musulmans »

MEF : Dans les débats sur l’Islam, on se contente de parler de l’immigration ouvrière. Or, une bonne partie de « la France et ses musulmans » porte sur des intellectuels musulmans qui précédèrent l’immigration ouvrière ? Quel enseignement tirer de cette vie intellectuelle musulmane antérieure à l’immigration ouvrière qui se trouve oubliée ? 

S. Sellam : Il y a une histoire intellectuelle de l’Islam en France qui reste à écrire. Elle est esquissée dans « la France et ses musulmans » en partant de l’exemple d’Ismayl Urbain, ce saint-simonien converti à l’Islam en Egypte en 1835 avant son arrivée en Algérie, où il a fait une carrière d’interprète militaire, puis de conseiller du duc d’Aumale et de Napoléon III. Dès sa conversion, il écrivit au consul de France pour lui dire qu’il reste régi par les « lois françaises ». Les éditorialistes qui sèment le doute dans l’esprit des lecteurs de leur magazine, en titrant périodiquement : « peut-on être français et musulman ?», gagneraient à découvrir cette lettre où le problème qui paraît insoluble aux actuels commentateurs est réglé en quelques lignes. Devenu un grand islamologue, Urbain a mis à contribution sa grande érudition pour illustrer cette compatibilité par des arguments théologiques, historiques, juridiques et sociologiques qui éclaireraient les actuels polémistes sur l’Islam, et même certains musulmans qui s’essaient à l’Idjtihad…. médiatique.
Urbain était devenu l’ami de l’émir Abdelkader à qui il rendait visite à « la zaouia d’Amboise », comme l’a appelée un regretté chercheur. C’était une zaouia-école, car pour la centaine de membres de sa suite, l’émir organisait l’enseignement de l’Islam, contribuait au dialogue islamo-chrétien (avec le curé arabisant d’Amboise, et Mgr Duputch, l’ancien archevêque d’Alger qui venait le voir de Bordeaux,…) et échangeait avec les châtelains des bords de Loire, les officiers arabisants et les rédacteurs du Journal Asiatique. La statue de l’émir récemment érigée à Amboise permet de rappeler ce précédent qui autorise des comparaisons peu favorables aux « représentants » de l’Islam qui peinent à promouvoir une éducation musulmane à la hauteur de la demande croissante.
Il y eut également l’étonnante « Revue de l’Islam » qui ouvrait ses colonnes à des intellectuels musulmans comme le lettré algérois Mustafa Kamel Ibn el Khodja et le cheikh d’El Azhar Qassem Amine, ami du cheikh Abdou qui était venu à l’université de Montpellier, pour y soutenir une thèse de droit comparé. Ces deux intellectuels, qui ne se connaissaient pas, avaient en commun des « préoccupations sur le droit des femmes » (musulmanes), selon le titre d’un ouvrage d’Ibn el Khodja, qui inspira « l’émancipation de la femme égyptienne » de Qassem Amine.
Mériterait également d’être rappelé le grand intérêt des Comtistes pour l’Islam. Cela permit au musulman comtiste, l’ottoman Ahmed Riza, d’enseigner l’Islam au Collège Libre des Sciences sociales ouvert en 1895 dans la mouvance positiviste. Ce grand intellectuel avait comme vis-à-vis un comtiste islamisé, Abdelhaq-Christian Cherfils. Ce président de la « Fraternité Musulmane » créée en 1907 à Paris a été l’infatigable défenseur du projet d’ « institut d’études supérieures » sur l’Islam à la mosquée de Paris. Mais le plus bienveillant des coloniaux, Lyautey, a jugé ce projet « dangereux » car, selon lui, il « risquait d’ouvrir l’esprit des jeunes musulmans » ! Le « Maréchal de l’Islam » daigna tolérer la mosquée « facile à surveiller ». L’Islam en France paie jusqu’à nos jours, sous forme de déficit éducatif qui va en s’aggravant, le prix de ce véritable sabotage par un « islamophile » qui a résumé par ces deux membres de phrase la politique musulmane suivie jusqu’à nos jours. Ceux qui s’opposèrent à de nombreux projets d’Institut sur l’Islam présentés ces derniers temps ont de quoi se flatter d’avoir été  des disciples de Lyautey sans le savoir.
Ce faisant, plusieurs décennies après la décolonisation, ils contribuèrent à perpétuer un état d’esprit colonial…      

« On leur a ouvert une mosquée à Paris ! Que veulent-ils de plus ? »

MEF : La seconde moitié du livre porte sur le statut de l’Islam dans les trois « départements français » d’Algérie. Peut-on déduire des longs développements consacrés au refus d’appliquer la loi de 1905 à l’Islam que la « laïcité » coloniale a desservi la vraie laïcité républicaine ? 

S.Sellam : Là aussi, on peut remonter jusqu’à la période où Ismayl Urbain n’était qu’un simple interprète militaire. Quand prit fin le conflit entre la France et le Vatican, au sujet de l’application du Concordat de 1801 en Algérie, Urbain reçut une lettre de son ami saint-simonien juif, d’Eichtal, lui demandant d’user de son influence pour la création d’un Consistoire juif d’Algérie. Cette instance a été créée dans des délais raisonnables. Mais Urbain découvrit les grandes oppositions à sa proposition de création d’une instance musulmane analogue. La moindre petite école coranique était alors du ressort du ministère de la… Guerre ! Et tout était fait pour maintenir le contrôle tatillon de tout ce qui touchait à l’islam. On espérait un changement après la promulgation de la loi de séparation de 1905, dont un des articles portait sur les « trois départements français d’Algérie », donc à l’Islam. Il était utile et nécessaire de le rappeler à l’intention des éminentes personnalités qui viennent régulièrement expliquer les problèmes actuels par « l’absence de l’Islam en 1905 » !
En outre, ce n’est pas par passéisme qu’est rappelé le conflit avec le Vatican qui refusait le concordat en Algérie, au motif que la France n’y était pas en 1801. Ce rappel permet de s’interroger sur le bien-fondé des récents refus d’appliquer le droit concordataire à l’Islam en Alsace-Moselle. A Strasbourg, on a pu ouvrir un cimetière musulman, en application du « droit local » déduit du concordat. Mais on refuse une faculté de théologie musulmane dont le financement public est permis par le droit concordataire. Le concordat qui a été imposé en 1838 quand l’Eglise rappelait qu’en 1801 la France n’était pas en Algérie ne serait-il applicable aux musulmans qu’après leur mort ?
En 1920, le projet d’institut à la mosquée a été conçu par Cherfils, comtiste musulman, et Bourdarie, un ancien administrateur en Afrique qui s’est rapproché de la mouvance comtiste pour appeler à réformer le système colonial. Ils voulaient faire de cet établissement un haut-lieu de ce qu’on appellera « l’intégration des âmes » et de la « rupture avec les mœurs algériennes de la France ». Ils appelaient « mœurs algériennes » le maintien du culte musulman sous contrôle administratif, et militaire, après le refus obstiné d’appliquer la loi métropolitaine à un pays dont on répétait qu’il était la France.  Au lieu de cela,  les « mœurs algériennes » furent exportées à Paris en même temps qu’était créée la police spéciale de la rue Lecomte pour immigrés. En effet, tout nouveau membre de la Sociéte de habous (société de droit musulman,  laïcisée en 1921 pour être chargée de construire et de gérer la mosquée) devait être « agréé » par une des administrations coloniales d’Afrique du Nord. L’« agrément » était l’euphémisme désignant la nomination par un fonctionnaire (qui avait dans son bureau un immense tableau de femme…nue !) des imams du clergé officiel maintenu en violation flagrante de la loi de 1905.
L’ouverture de la mosquée à Paris était alors systématiquement rappelée pour refuser toute revendication de l’éligibilité des musulmans. Etait répétée la rengaine : « On leur a ouvert une mosquée à Paris ! Que veulent-ils de plus ? »
On estimait que les indigènes ne méritaient pas la loi de 1905 puisqu’ils étaient alors des « sujets », et non des citoyens. Un changement était espéré quand le statut organique de septembre 1947 a reconnu aux indigènes d’Algérie la qualité de « citoyen dans le statut personnel » (dit coranique). On croyait alors que l’octroi de la citoyenneté allait être suivi de la reconnaissance de l’indépendance du culte musulman. Louis Massignon le croyait aussi et accepta de rédiger le discours du ministre de l’Intérieur du gouvernement Ramadier, Edouard Depreux qui prit l’engagement solennel d’appliquer la loi de 1905 à l’Islam, après avoir prononcé une véritable repentance regrettant les violations de la loi républicaine en Algérie.
Dans l’examen des modalités d’application fut mentionnée l’indemnisation à un Conseil Supérieur Islamique indépendant des habous confisqués depuis le début de la conquête. Leur valeur était estimée à 700 milliards. On se mit d’accord pour le financement public d’une Université musulmane dependant de ce Conseil, à titre d’indemnisation forfaitaire perpétuelle. Mais l’administration continuait de freiner des quatre fers et les promesses faites par le libéral Châtaigneau au chekh El Obqi furent « oubliées ».
En revisitant cette période, on trouve que la Résidence générale à Rabat rappelait que la fille aînée du Sultan Sidi Mohammed Ben Youssef ne se voilait pas. En s’appuyant sur une fetwa de commande produite par de dociles chefs confrériques, le gouvernement français dénia toute légitimité au Sultan pour justifier le coup de force du 20 août 1953. Ce précédent mérite également d’être comparé aux psychodrames médiatiques autour du « voile islamique ». 

« La mosquée peut et doit être dirigée par les musulmans de Paris… ». 

MEF : Ces refus coloniaux ont-il eu des retombées sur l’Islam en France ? 

S. Sellam : Oui, il y eut des retombées très négatives qui ont des conséquences jusqu’à nos jours. Au milieu de la guerre d’Algérie,  par un interventionnisme contraire à toutes ces promesses, un « recteur » fut imposé, en mai1957, à la mosquée de Paris par le gouvernement Guy Mollet. Cet homme de gauche croyait que le vote des « pouvoirs spéciaux » de mars 1956 sur l’Algérie rendait obsolète la loi de 1905.
Une grande publicité a été faite par le nouveau « recteur » pour l’« institut » de la mosquée. Cela a fait oublier la reprise, dans le plan Soustelle de 1955, du projet d’ « Université musulmane » accepté du temps de Châtaigneau. Cet établissement devait être ouvert à Paris, comme le recommandait Louis Massignon, dont le disciple Vincent Monteil était dans le cabinet de Soustelle. Le grand arabisant était échaudé par le sabotage, en 1951, de « l’Institut Farouk 1er» que Taha Hussein projetait d’ouvrir à l’université d’Alger, en vertu  d’un accord culturel franco-égyptien signé en bonne et dûe forme, en 1949.
Mais la grande publicité faite à « l’Institut Musulman de la mosquée de Paris », servait surtout à rapporter plusieurs financements publics au nouveau « recteur », dont la nomination a été condamnée par le Tribunal administratif, puis le Conseil d’Etat. Moyennant quoi, il est resté 25 ans à la tête d’un « institut » dont le caractère fictif  finit par être découvert.
Il y eut de sérieux doutes sur la réalité de cet établissement quand la demande de personnels pour enseigner l’Islam aux élèves musulmans des écoles catholiques, adressée en 1971 par l’évêché de Paris, est restée sans réponse. Une enquête administrative demandée par la Commission nationale de Français musulmans en 1980 a confirmé le caractère fictif de l’institut. Elle fut suivie de la cessation des financements ministériels, qui obligea le recteur de l’époque à confier la gestion de « l’institut » au gouvernement algérien. Avec cette singulière transaction prit fin en 1982 la gestion coloniale de cette prestigieuse et paralysée institution que l’on comprend mieux en lisant l’appréciation faite en 1925 par un bon spécialiste de politique musulmane qui, bien qu’en poste alors au Maroc, ne se contentait pas de paraphraser Lyautey :« L’institution d’une mosquée à Paris est un de ces actes politiques qui satisfont surtout ceux qui les préconisent et les mettent en œuvre, et très peu ceux à qui on les destine ».
Il resterait à faire le bilan des quarante ans de gestion de la mosquée par l’Algérie. Cela est en partie possible en consultant les archives de l’administration des Cultes, notamment après la création du CORIF (Conseil de réflexion sur l’Islam en France) par Joxe en mars 1990. On peut dire dès maintenant que le service de la communauté musulmane n’a jamais été une priorité pour les directions successives de la mosquée.
En faisant ce bilan, on gagnerait à rappeler le jugement de Malek Bennabi, qui connaissait la mosquée depuis les années 30, en raison notamment de la proximité du local de l’AEMNAF(Association des Etudiants Musulmans Nord-Africains en France, sise à la rue Rollin dans le V° arrondissement) dont il a été élu président en 1931. Quand il eut vent des plaintes contre la direction de la mosquée qu’adressaient au gouvernement français les ambassades des trois pays du Maghreb, le grand penseur répondait : « La mosquée peut et doit être dirigée par les musulmans de Paris… »

MEF : Après cette date-charnière (1982), il y eut de nombreux projets d’institut destinés à sortir l’Islam en France de son sous-développement intellectuel. Comment expliquer leur échec ? 

S. Sellam : « Tous les projets d’institut sur l’Islam sont systématiquement contrecarrés », déplorait amèrement Massignon, à son retour, en 1959, de Karachi où un grand colloque sur l’Islam lui permit de revoir d’anciens étudiants à Paris devenus des professeurs dans leur pays. Il sentait que le déclin de l’islamologie ne permettra plus la continuation conséquente de la « coopération entre camarades de travail intellectuel » qu’il avait eue pendant des décennies.
Consultés sur « l’organisation » de l’Islam, reprise par Pierre Joxe en 1990.  Berque, Mérad et Arkoun recommandèrent, chacun de son côté, de commencer par ouvrir un « espace d’expression scientifique et intellectuel » » avant toute mise en place d’un Conseil dont les membres ne se connaissaient pas et sont peu disposés à travailler ensemble. Berque conseillait d’attendre la formation d’une élite intellectuelle et religieuse pouvant répondre à la demande éducative de l’Islam en France en coopération avec la Qaraouyine, la Zitouna et El Azhar. Il pressentait l’échec d’un Conseil réunissant de bons gestionnaires de mosquées, dont certains sont devenus des virtuoses dans la perception de la taxe halal.
Après la mise en échec systématique des nombreux projets d’institut inspirés par eux (Faculté de théologie musulmane à Strasbourg de 1989, Institut National d’Etudes de l’Islam de 1992, Institut Avérroès sur la montagne Sainte Geneviève, à la même période, Ecole des Hautes Etudes de l’Islam de 1999,…),  ces trois grands islamologues virent à quel point Massignon avait raison, et découvrirent après-coup la persistance des difficultés qu’il déplorait en 1959. 

On a besoin d’une décolonisation de l’histoire

MEF : L’évocation de ces précédents revient à une énumération d’un grand nombre d’occasions manquées se terminant par un constat d’échec des tentatives de mise au point des relations de la France avec ses musulmans. Qu’en est-il de l’avenir ? 

S. Sellam : A priori, cette énumération n’incite guère à l’optimisme.
Mais si l’on va jusqu’au bout dans l’examen de ces précédents, cela permet d’identifier les causes dans l’espoir que de futurs organisateurs de l’Islam en France puissent éviter la répétition de ces échecs.
L’héritage des politiques musulmanes coloniales fait partie de ces principales causes. Si les débats ouverts par le rapport Stora visent à tourner définitivement les pages sombres de la période coloniale, les deux commissions d’historiens chargés récemment de donner suite, en France et en Algérie, à ce rapport, l’Islam en France devrait faire partie des préoccupations de ces historiens.
On a pu mesurer le poids de l’histoire coloniale à deux occasions récentes : dans la célébration de l’émir Abdelkader, beaucoup se sont contentés de paraphraser les discours coloniaux du général Azan et du gouverneur Naegelen ; le centenaire des premiers travaux à la mosquée de Paris a été célébré en glorifiant Lyautey, voire le général Gouraud.
On a besoin d’une vraie « décolonisation de l’histoire », comme disait Sahli, qui avait été professeur dans un lycée parisien à partir de la fin des années 30 et fait partie de l’histoire intellectuelle de l’Islam en France. Cela devrait conduite à étudier les contenus du manuscrit de 1000 feuillets des mémoires inédites de l’émir Abdelkader, qu’un chercheur arabisant pourrait consulter à Istanbul, s’il y est encouragé et s’il dispose de moyens ; une commémoration « décolonisée » du centenaire de la mosquée devrait faire connaître Christian Cherfils, théoricien de « l’esprit de modernité dans l’Islam », et concepteur du projet d’institut saboté par Lyautey.
Il y a une élite de musulmans de France qui peuvent contribuer à mieux faire connaître cette histoire pour en tirer tous les enseignements. Ils peuvent faire progresser la connaissance loin des instituts prestigieux, mais paralysés, si ces derniers restent l’apanage d’une bureaucratie plus ou moins religieuse, restée trop longtemps fâchée avec la vie de l’esprit. 

MEF : L’Etat peut-il continuer à organiser l’Islam ?

S. Sellam : En vertu d’une lecture stricte de la laïcité, il ne devrait pas. Les résultats mitigés de plus de 40 ans d’« organisation » de l’Islam permettent de confirmer la pertinence de ce jugement de Daniel-Rops : « Une Eglise trop protégée par les pouvoir est une Eglise qui perd toute autocritique, qui favorise tous les conformismes…qui voit venir vers elle tout ce qu’il y a de plus médiocre dans la communauté, tous ceux qui sont du côté du plus fort : c’est une Eglise sclérosée ».
Il suffit d’avoir rencontré quelques membres cooptés des instances mises en place depuis 2003 pour apprendre par cœur cette phrase.
Mais il s’agit de mettre fin à une situation exceptionnelle qui n’a que trop duré. Pour donner un sens à la loi de 1905, pour les musulmans, il importe de réussir la séparation de l’Islam et des Etats qui furent « agréés » à mettre en place l’Islam consulaire. Seul l’Etat laïque, qui avait toléré ce qui est appelé ingérence aujourd’hui, est en mesure de mettre fin aux rôles de cet Islam consulaire, si décrié… dans les discours.
L’interventionnisme administratif pourrait être toléré une toute dernière fois s’il conduit à confier le culte musulman aux musulmans de France…       

Lire aussi

POUR UNE SCIENCE CONSTRUCTIVE

Par Abdelilah BENMESBAH – Faculté des Sciences – Université Ibn Tofail – Maroc Pour nous …