LES MUSULMANS D’AMÉRIQUE LATINE

Les 29 et 30 novembre 2021 se tenait, par vidéo-conférence en raison de l’épidémie, une conférence intitulée « L’islam mondialisé, une perspective latino-américaine».

Nous avons interrogé Sylvie Taussig, chercheuse au CNRS et à l’Institut Français des Etudes Andines, l’une des organisatrices du colloque, sur la présence de l’islam en Amérique latine.


MEF : D’où sont originaires les musulmans d’Amérique Latine ?


ST : Une grande partie des musulmans d’Amérique Latine vient d’Afrique, soit de manière réelle à travers l’esclavage et les descendants d’esclaves ou l’immigration, soit de manière imaginaire avec l’hyper-diffusionnisme africain qui se recoupe souvent avec l’hyper-diffusionnisme musulman. L’hyper-diffusionnisme est l’idée, que l’ Afrique – ou l’islam selon les personnes qui portent cette idée – sont à l’origine de tout ce qui existe comme science, comme histoire, comme événement à la surface du globe. La théorie est que l’Amérique latine a été explorée par les africains bien avant Christophe Colomb, notamment grâce à l’expédition d’un roi malien. Leurs arguments : telle statue a ds traits negroïdes, tel nom , tel mot ressemble à des mots africains.

En ce qui concerne les musulmans, on a à peu près la même chose, sauf que là, c’est un roi arabe qui serait venu bien avant Colomb, et de la même façon on trouve des arguments, comme des similitudes dans les façons de prier.


MEF : C’est un mythe ou une réalité ?


ST : Au delà du mythe, il est tout à fait possible que ce soient des musulmans qui ont découvert l’Amérique. Il semblerait en effet qu’un amiral chinois aurait fait le voyage en passant par le pacifique, un petit peu avant Colomb, guidé par des astronomes musulmans. En effet, avant que les jésuites ne les remplacent, les astronome de la cour de Chine étaient des musulmans. L’hypothèse est prise très au sérieux par les historiens.

L’hypothèse du roi arabe a été en revanche plusieurs fois réfutée, mais reste vivace, notamment en Jamaïque, où la communauté musulmane est très attachée à cette lecture de l’Histoire.

MEF : Vous parliez de musulmans venus de l’immigration ?


Mosquée en Jamaïque – Photo Simon Frey

ST : Il y avait déjà des musulmans dans les armées des conquistadores, notamment des « moriscos », convertis au christianisme. Jusqu’à l’interdiction de l’islam, survenue après celle du judaïsme au 16ème siècle, il y avait également des musulmans non convertis dans les armées espagnoles. De ces musulmans; il ne reste pratiquement plus de trace, mais cette forte influence maure et mauresque est encore présente dans la nourriture, ou dans l’architecture. On cite souvent les balcons de Lima qui ressemblent à des moucharabiehs, ou les femmes Tapadas du 19e siècles. Et puis il y a eu les esclaves et la traite, mais ce n’est qu’au Brésil, parce qu’il y avait là beaucoup d’esclaves en raison du monopole portugais de la traite , que l’on trouve des musulmans héritiers de ces réseaux. Pour le reste de l’Amérique latine, on date l’arrivée des musulmans à la fin du XIXème siècle avec ce qu’on appelait à l’époque les « turcos », qui avaient un passeport de l’empire ottoman. Ces « turcos » étaient d’ailleurs étaient indifféremment des musulmans, des chrétiens ou des juifs.

MEF : Comment ces musulmans ont-ils été accueillis dans l’Amérique latine catholique ?

ST : Il a existé une certaine solidarité entre les populations d’Amérique latine et les arabes, qui n’étaient d’ailleurs pas tous musulmans, Jorge Elías Gil Viant, un cubain, raconte qu’il a découvert des écrits comportant des éloges des arabes, des appels au rapprochement fraternel entre les arabes et les latino-américains, et même une pièce de théâtre intitulée « Abdallah ». Il y eut des mouvements de solidarité avec les arabes au moment de la guerre du Rif. Dans certaines régions, comme à Toreon dans le nord du Mexique, on peut trouver des populations musulmanes, et des mosquées qui datent de l’époque historique.

MEF : De nos jours, il y a-t-il une immigration musulmane ?

ST : Il y a d’abord eu une vague d’immigration de palestiniens après la création d’Israel, puis une immigration liée tout simplement à la mondialisation du travail : des pakistanais, des gens du Bangladesh, des égyptiens, des marocains, des algériens sont arrivés en Amérique Latine , suivant les opportunités de travail. Et depuis une quinzaine d’année, il y a également une immigration liée au mariage d’hommes musulmans et de femmes latinos, sans compter les réfugiés syriens, selon les affinités politiques de tel ou tel pays. Ensuite, il y a eu l’affaire iranienne . Certains pays sont devenus des pays de gauche, comme le Venezuela de Guttierez et Chavez. Ils ont noué des relations avec l’Iran, notamment en Argentine, où il y avait un grand nombre de chiites, qui ont reconnecté avec le pouvoir iranien après la révolution islamique, laquelle cherchait à s’associer toutes les révolutions du monde. La République islamique d’Iran a par exemple organisé un colloque au Mexique en 1983 ou 1984 et tout de suite après la Ligue Islamique Mondiale a pris le relais pour ne pas laisser le terrain à sa concurrente.

Pérou : rencontre du Cheikh Abdul Rauf de la tariqa naqhbandia et d’un représentant de la spiritualité andine Tayta Clemente

Il faut également mentionner le rôle de Nation of Islam aux Etats-Unis, qui a joué un grand rôle dans les années 60-70, et a notamment construit des lieux de culte en Jamaïque. En Colombie il y a un endroit célèbre qui s’appelle Buenaventura, et qui a une population noire. Rappelons, qu’en Amérique Latine, il y a des afro-boliviens, des afro-péruviens, des afros-mexicains, qui ont été très méprisés, encore plus que les indigènes, et certains ont trouvé dans l’islam une manière de retrouver une identité. A Buenaventura, les premières conversions ont été l’oeuvre de Nation of Islam. Mais ces nouveaux musulmans ont rencontré des chiites et se sont convertis au chiisme car il ne souhaitaient pas s’enfermer dans une religions réservée aux noirs, mais une religion universelle.

Une des première présences de l’islam a été celle des mouvements soufis au début du XXe siècle. Aujourd’hui, le « neo-soufisme » s’est imposé, notamment les naqshbandi, et les mourabitounes qui ont converti une population indigène, dans les Chiapas.


MEF : Y a-t-il des musulmans jusque dans les pays où on s’y attend le moins? par exemple la Bolivie ?


Aid el fitr à la mosquée Abdallah à la Havane – Cuba

ST : En Bolivie, il doit y avoir 1 000 musulmans pour une population de 11 M d’habitants. Au Pérou, on compte 1 000 à 1 500 musulmans pour 30 M d’habitants. Mais le calcul est difficile à faire, car beaucoup de musulmans ne vont pas à la mosquées. Les soufis notamment se réunissent plutôt dans les zawiyas.

L’islam latino-américain est plutôt d’inspiration wahabbite car l’Arabie Saoudite qui, a une époque, avait implanté en Amérique latine une importante organisation. Elle n’y est plus présente, mais elle continue à payer et organiser le travail de quelques imams. Les responsables ont été le plus souvent formés dans des centres wahabites (par exemple un université de Médine). Mais attention : il s’agit d’un wahhabisme adapté : les femmes sont voilées ou ne le sont pas.

L’idée n’est pas de s’isoler de la population, au contraire. Le but est d’être présent dans la société, de s’écarter de toute forme de radicalité. Les religieux font du travail social. Ce sont des pays très peu sécularisés, et l’islam est une pratique religieuse comme une autre. L’islam radical n’existe pas. C’est un islam « tropical », caractérisé par un assouplissement conséquent de l’orthopraxie.

L’islam latino-américain est extrêmement simplifié, et c’est dans ce sens que je dis que c’est un islam wahhabite. Il est constitué en majorité de convertis, qui apprennent comme ils peuvent. La vie communautaire à la mosquée et la fraternité tiennent une place essentielle, de même que l’action sociale, car il s’agit généralement de milieux pauvres. En revanche, les fidèles se rassemblent souvent selon une logique ethnique. Un pakistanais chiite, par exemple, ira dans une mosquée pakistanaise sunnite. Il n’ira pas dans une mosquée chiite iranienne.


MEF : Y a-t-il un avenir pour l’islam en Amérique latine ?

Activité foot à la Havane


ST : Je pense que oui. Ce qui est interessant aujourd’hui, c’est ce retrait de l’Arabie Saoudite, car, du coup, il n’y a plus de financement, et les initiatives qui étaient déjà fragiles se trouvent encore plus fragilisées. Mais les mosquées, et les centres qui ont 30 ou 40 ans d’existence poursuivent leur activité , car l’islam est devenu une religion d’Amérique Latine comme les autres . Les imams sont devenus des notables. Ils participent activement aux événements inter-religieux.

Les différents pays, dans leur politique de pluralisme religieux, se réjouissent d’avoir des musulmans pour participer, par exemple, aux prières pour la paix. Et de fait, il existe des maisons d’édition musulmanes, des écoles, beaucoup de femmes musulmanes sont investies dans des activités de commerce. Certaines autorités musulmanes d’Amérique Latine sont reconnues comme telles dans l’ensemble du monde musulman, comme le Cheikh Issa Garcia, qui a fait ses études à Médine et a traduit le Coran. Les nashqbandis qui sont aussi très enracinés, très présents, et pensent l’islam comme religion de l’humanité. Plus de la moitié des musulmans d’Amérique Latine sont des convertis.L’islam est aussi un moyen de s’émanciper pour des gens assez pauvres, qui, grâce à l’islam, apprennent l’arabe, le Coran et s’élèvent dans une démarche intellectuelle.


MEF : Les musulmans latinos sont-ils victimes d’islamophobie ?


ST : L’islamophobie existe, bien sûr, comme partout ailleurs. Certains assimilent l’islam au terrorisme. Mais à l’inverse, il y a une proximité entre les latinos anti-américains et les musulmans. Il y a eu d’ailleurs beaucoup de conversion après le 11 septembre parce qu’il s’est opéré une solidarité avec les musulmans qui ont été vus comme les victimes de la persécution américaine. De manière générale, l’islamophobie est un phénomène rare ici, car nous avons affaire à des sociétés très ouvertes au fait religieux. Même sur la question du voile. Au Pérou par exemple, il existe une communauté évangélique où les femmes sont voilées, et elle ne sont pas rejetées par le reste de la population. Donc la femme musulmane qui va porter le voile même si ce n’est pas exactement le même voile, n’est pas stigmatisée.

Flyer de promotion de l’Islam en Guarani

Le religieux et l’intervention du religieux dans l’espace public n’est pas du tout un problème. Les mosquées envoient même des représentants parler de l’islam dans les lycées et les écoles. Il y a ici une culture de la fête, et ceci, quelles que soient les tentatives de « soft power ».

Aujourd’hui, par exemple, l’Iran a moins une stratégie politique que dans le passé. Il cherche plus à intervenir sur le plan religieux, envoyant des imams, en accueillant des étudiants à Qom. Mais le responsable de la communauté chiite du Perou disait récemment : « Je ne veux pas aller à Qom parce que je ne veux pas devenir un théologien. Oui je suis musulman mais je suis avant tout révolutionnaire. Je suis andin, incaïque, péruvien, communiste et musulman. Je n’irai pas en Iran. Merci gardez votre argent ! »

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