LA « MAHALLA » OUZBÈQUE : UN EXEMPLE DE DÉMOCRATIE DE PROXIMITÉ

Mahalla Tachkent - Photo © Jean-Michel Brun - 2024

La démocratie de proximité est le rêve de nombreux citoyens à travers le monde. Contrairement à la démocratie parlementaire, où les citoyens délèguent leurs pouvoirs à des élus qui ne les représentent pas toujours, contrairement à la démocratie directe, qui procède par consultations référendaires, et où le risque de manipulation est considérable, au point que Bakounine disait qu’elle était « la forme la plus élaborée de la dictature », la démocratie de proximité est destinée à permettre aux citoyens d’exprimer leurs besoins et leurs souhaits, et surtout d’y répondre directement, sans passer par les voies administratives classiques.

En France, des « comités locaux », qui permettaient aux citoyens, à travers des débats hebdomadaires ouverts à tous, de faire le bilan de la situation du quartier et d’émettre des propositions, avaient fonctionné pendant les élections de 2017, mais avaient été supprimés après les élections présidentielles et législatives. Il est vrai que le pouvoir rechigne toujours à abandonner un centralisme qui lui donne l’illusion de maîtriser la vie politique.
Aux Canada, des comités de quartiers permettent souvent de résoudre à l’amiable des conflits entre voisins. Mais ils n’ont aucune existence officielle.

Il est pourtant un endroit où ce système fonctionne, et ce depuis près d’un millénaire. Ce lieu, c’est l’Ouzbékistan, qui possède une structure unique au monde : les mahallas. Ces communautés de quartiers, ou de voisinage font partie de la tradition ouzbèke. Elles sont aujourd’hui totalement intégrées au processus démocratique du pays. De quoi s’agit-il ?

Au plus près des citoyens

Chaque village, ou quartier dans les villes plus importantes, possède un comité regroupant l’ensemble des habitants concernés. Cette « mahalla » est habilitée à résoudre directement les principaux problèmes qui peuvent se poser à la population. Nous avons rencontré Monsieur Mirzarayimov Mirzatulla Mirzaraximovich, président de la mahalla du quartier Dilbuloq à Tachkent.

M. Mirarayimov. Photo © Jean-Michel Brun – 2024

Au centre d’un ensemble d’immeuble où trône un espace de jeux pour enfants financé par la mahalla, des bureaux spacieux, une grande salle de réunion, une bibliothèque, et un espace d’accueil convivial reçoivent les habitants qui ont un conseil à demander, un problème à régler, une difficulté à résoudre, ou simplement se retrouver, échanger, s’entraider, consulter des livres.

« La mission des mahallas », nous explique Monsieur Mirzarayimov, « c’est être à l’écoute des citoyens et résoudre directement leurs problèmes. La mahalla est une structure qui n’existe nulle part ailleurs. C’est chez nous une tradition millénaire qui aujourd’hui a conservé son importance, basée sur la décentralisation et l’autonomie locale, qui est devenu un maillon essentiel de la démocratie Ouzbeke. » Il faut dire que les traditions revêtent une importance essentielle en Ouzbékistan. Elles sont le garant de la continuité de la Nation. Le respect des anciens, le soutien et l’entraide font partie de l’ADN du peuple ouzbek. La mahalla en est à la fois l’expression et le pilier. Elle unit les citoyens, les rapproche les uns des autres, et pérennise l’esprit de solidarité, le respect de chacun, indépendamment de son statut social, de sa nationalité et de sa religion.

Elle n’est pas seulement « une unité territoriale-administrative, communauté de personnes vivant dans une certaine zone des villes et districts d’Asie centrale » comme l’indique le dictionnaire. Elle est un mode de vie, une façon de penser la société.

En ignorant cette structure essentielle dans la vie ouzbèke, les commentateurs occidentaux, habitués aux système politiques centralisés et descendants, se méprennent souvent sur la réalité du pouvoir en Ouzbékistan, en le qualifiant d’autoritaire, alors qu’ils font simplement abstraction de ce processus décentralisé et horizontal ou ascendant.La mahalla rapproche également les générations. La communauté se soutient dans les difficultés et s’unit dans les joies, comme une seule grande famille.

Une tradition devenue un rouage de la démocratie

En Ouzbékistan, le mahalla a toujours été considérée comme l’épine dorsale de l’État et la base de la gouvernance. Dès son arrivée au pouvoir, le président de la République d’Ouzbékistan, Shavkat Mirziyoyev, a décidé de donner aux mahallas un statut officiel et des pouvoirs concrets au sein de l’État. En 2020, un décret présidentiel fixe des mesures visant à améliorer l’atmosphère sociale et spirituelle de la société, à soutenir davantage l’institution de la mahalla et améliorer la situation des familles et la condition féminine. Un ministère du soutien à la mahalla et à la famille sont créés à cette occasion.
La fondation caritative Mahalla opère dans la République depuis 1992 et apporte un soutien financier dans tout le pays. Au cours des cinq dernières années, une vingtaine de règlements concernant les activités des mahalla ont été adoptés, une chaîne de télévision éducative, Mahalla, a été lancée et un journal du même nom est publié.

Le 1er janvier 2024, les mahallas ont été restructurés afin de mieux répondre aux besoins des citoyens. Jusqu’à cette date, seul le président de la mahalla était chargé de résoudre les problèmes des citoyens. Désormais, celui-ci est entouré de 6 experts, chacun couvrant un domaine particulier : les jeunes, les femmes, les impôts, la famille ainsi que les mariages et les divorces. L’expert en affaires sociales enregistre les personnes en situation de précarité, et se charge de leur fournir les aides appropriées. Un responsable pour les études supérieures aide les étudiants dans leurs démarches, leur délivre des bourses ou de crédits pour étudier. Les citoyens peuvent aussi y exprimer leurs points de vue et exposer leurs propositions, qui pourront être remontées au niveau de l’État.

Il y a au total un peu plus de 10 000 mahallas en Ouzbékistan. Une par village ou par quartier des grandes villes. Tout citoyen appartient à une mahalla.
Le président de la mahalla est élu pour 5 ans par les membres de la communauté. Chacun peut poser sa candidature. Le président de mahalla est généralement quelqu’un qui est bien connu des habitants, apprécié pour sa probité, son expérience, son engagement auprès de la communauté, sa capacité à écouter et trouver des solutions, à conduire et motiver une équipe. Il possède généralement un niveau d’études supérieures. Monsieur Mirzarayimov est par exemple retraité de l’enseignement secondaire et supérieur. Sa communauté compte 7 000 membres. Les présidents de mahallas sont de véritables personnalités en Ouzbékistan, très respectées, notamment par les jeunes.

« Nous réglons ici 70% à 80 des problèmes que peuvent rencontrer nos concitoyens », nous indique Monsieur Mirzarayimov, « notamment les relations avec l’administration. Mais nous délivrons aussi des conseils et assurons une mission de médiation entre particuliers ou avec l’administration. Cette démocratie de proximité est très utile aux citoyens, puisqu’elle leur évite, par exemple, de se déplacer pour se rendre à la capitale de la région ou à Tachkent. Lorsque les questions dépassent les compétences du comité, notamment pour des affaires judiciaires, nous assurons la liaison avec les responsables concernés au niveau du district, de la région, ou au niveau de l’Etat. Un vice-président du district est d’ailleurs toujours présent lors de nos travaux afin de faciliter les démarches ».
« La mahalla a un véritable pouvoir de décision dans la plupart des domaines », insiste le président de la Mahalla du quartier Dilbuloq, « et pour cela, elle dispose d’un budget. 10% des impôts payés par les citoyens lui sont affectés. Elle peut notamment utiliser cet argent pour aider des personnes ou des familles dans le besoin. Par exemple, si une famille a des difficultés pour payer son loyer, la mahalla peut prendre en charge 50% de celui-ci. Certains riches habitants du quartier font aussi des dons, en numéraire, en vêtements, en alimentation, qui sont distribués aux personnes vulnérables, aux femmes seules, aux orphelins. Le budget de la mahalla permet aussi de financer des espaces publics, des terrains de sport, etc… »

Des initiatives sont étudiées dans plusieurs commissions crées au sein de la mahalla , dans des domaines très divers comme l’éducation, le soutien scolaire, la situation des femmes, la garde des enfants, les sports et les loisirs pour les jeunes, ainsi que l’aide à l’entrepreunariat, l’environnement, la conservation de la nature, l’aménagement paysager, la sécurité des citoyens, la protection des consommateurs.

Rouage essentiel de la démocratie ouzbeke, les mahallas sont aujourd’hui l’objet d’un intérêt qui dépasse largement les frontières de l’Ouzbélistan, puisque de nombreux observateurs étrangers, américains notamment, viennent les visiter pour s’en inspirer.

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