FLORENCE BERGEAUD-BLACKER OU LES FANTASMES FUNESTES DE L’ISLAMOLOGIE SÉCURITAIRE

Par Roland LAFFITTE

L’anthropologue du CNRS Florence Bergeaud-Blackler vient de publier Le Frérisme et ses réseaux[1]. Les Frères musulmans, avec lesquels elle résume tout l’éventail islamique / islamiste – sans que l’on puisse discerner où est pour elle la limite entre les deux –, tant l’esprit « fréro-salafiste » a submergé, à ses yeux, la masse des Musulmans de France, constituent une menace sans précédent pour la société. L’essayiste Rafik Chekkat voit tout simplement dans cet ouvrage l’expression d’un complotisme islamophobe véhément, parallèle à celui qu’Édouard Drumont manifestait à la fin du XIXe siècle[2] dans ses brûlots antijuifs[3]. Sans lire le livre, il suffit de se référer à l’entretien que son auteur vient de donner à la journaliste Apolline de Malherbe le 20 février 2024, tout à fait complaisante envers son invitée, dans le cadre de l’émission « Face à face » sur BFMTV, pour mesurer la nature résolument fantasmatique et le caractère absolument affligeant de son propos.

Voici un long extrait de cet entretien, qui vient après la constatation que, surtout depuis le 7 octobre 2023, « où les Frères recrutent énormément », nous assisterions à de multiples actions provocatrices de leur part, dans les écoles, les universités, les hôpitaux, etc. :

« Tout cela fait sens. Et il y a une littérature qui a expliqué quelle était cette approche que les Frères ont choisie, qui est une forme d’entrisme qui prend une forme pacifique parce qu’on est dans des sociétés pacifiées et qu’ils ne sont pas en rapport de force favorable pour vraiment passer à l’action guerrière, mais il arrivera un jour où cela sera une éventualité. Et c’est pour cette raison que, dans les salles de sport, dans certains endroits [Gérald Darmanin aimerait savoir lesquels, NRL] on se prépare physiquement. C’est-à-dire que c’est un mouvement qui n’est pas seulement intellectuel, c’est un mouvement qui a une visée, qui a une volonté, c’est la théocratie, qui doit en finir avec la démocratie…  »

Apolline de Malherbe interrompt ce dithyrambe digne de « Je suis partout », la feuille antisémite des années 1930-1944, et lui sert la soupe :

– « et même si cela doit passer par les armes… ? »

– « C’est cela. En fait, tous les moyens sont permis sur la voie d’Allah. C’est ce qu’il faut bien comprendre.»

Madame Bergeaud-Blackler fait des minauderies pour justifier qu’elle puisse un moment déroger à sa position de chercheuse surplombant la société, et condescendre à parler de basse actualité : en fait, le 7 janvier 2015 aux locaux de Charlie, à Paris, et le 13 novembre qui suit au Bataclan, comme le 7 octobre dernier hors des frontières de Gaza, « illustrent » tout ce qu’elle a fait dans son travail, et parle « des massacres qui ont eu lieu et qui vont avoir lieu »…

« On est en face d’un mouvement qui est prêt à tuer. Pour moi, le djihadisme n’est pas séparable de l’ensemble du système d’action frériste. C’est un des moyens. Il y a plusieurs moyens, et le djihadisme, c’est-à-dire la guerre. […]. La guerre qui est menée, qui est une guerre à très basse intensité, et qui parfois fait des pics, comme lors des attaques, elle est là, et donc si on n’y prend pas garde, elle va monter en intensité. Certains vont s’y habituer, certains vont un petit peu, à la façon que décrit Houellebecq, s’habituer et peut-être collaborer, et il y en a d’autres qui vont évidemment rejeter. Et là, on sera dans un schéma de conflit ou de guerre civile. »

Le public est traumatisé et indigné par les attentats qui ont fait tant de victimes ces dernières années, et c’est tout à fait légitime. Mais cela n’est pas une raison suffisante pour mettre sur le même plan, et dans une même attitude antirépublicaine, les revendications propres exprimées par des Musulmans et des Musulmanes, comme celle du port du voile, et les assassinats d’enseignants Samuel Paty et Dominique Bernard, et pour les fondre de surcroît avec les attaques du Hamas du 7 octobre et l’érection de Califat de Daech en 2014, toutes deux par ailleurs de nature différente entre elles. En d’autres termes, une gamme politique aussi hétéroclite aux portées sociales si variées ne justifie nullement une explication qui accroît encore les peurs du public en les considérant comme de simples manifestations d’un mouvement plus vaste dont le caractère protéiforme exclurait toute prévisibilité de ses manifestations violentes et créerait ainsi un climat d’anxiété permanent.

À vrai dire, de telles conclusions ne sont pas neuves. Elles sont déjà largement induites par tout un courant politique qui a, de longue date, a enfanté la notion de « séparatisme »[4]. Si l’on s’attache à son aile académique, il était naturel que le livre de Madame Bergeaud-Blackler fût préfacé par Gille Kepel, à qui l’on doit Les Banlieues de l’islam[5], écrit il y a déjà plus de trente ans déjà, en 1987. C’est dans cette veine que l’on peut qualifier d’« islamologie sécuritaire », qu’il faut placer les fameux Territoires perdus de la République, parus en 2000 sous la direction d’Emmanuel Brenner, alias l’historien Georges Bensoussan, et Les territoires conquis par l’islamisme, édités en 2020 par un collectif dirigé par le politologue Bernard Rougier[6], et promu dès avant sa parution par Gilles Kepel lui-même[7].

Comment Madame Bergeaud-Blackler en est-elle arrivée aux conclusions alarmantes et catastrophistes qui formulent, en abandonnant toute précaution langagière, l’aboutissement de la pensée de ses prédécesseurs ? Par quel raisonnement se pense-t-elle encore fondée à donner une caution universitaire aux bateleurs médiatiques du courant identitaire, les Ivan Roufiol, avec sa guerre civile qui vient[8], les Éric Zemmour avec sa dénonciation des « prodromes d’une guerre civile »[9], et divers journalistes se demandant, en tordant d’ailleurs radicalement les faits qui ressortent de l’enquête, à propos de la mort du jeune Thomas à Crépol, si « la guerre civile a […] déjà commencé »[10], etc. Cela sans parler des tenants du « grand remplacement », comme Renaud Camus[11], dont se sont explicitement réclamés, il n’est pas inutile de le rappeler, les massacreurs de masse, suprématistes et islamophobes, Anders Behring Breivik dans la Norvège de 2011, et Brenton Tarrant dans la Nouvelle Zélande de 2020.

Dans son entretien avec Apolline de Malherbe, Madame Bergeaud-Blackler expose avec une simplicité déconcertante sa thèse de l’existence d’un écosystème « fréro-salafiste », concept déjà avancé par ses prédécesseurs. Pour faire simple :

Le préjugé commun veut qu’il n’y ait, en Islam, aucune séparation entre religion et politique[12]. C’est l’acceptation sans critique de cet a priori, qui repose sur des déclarations partisanes, tant de courants islamiques, il est vrai – ce qui n’est pas une raison pour le généraliser à l’Islam –, que de la masse des islamologues, tout heureux de pouvoir s’appuyer sur les assertions des premiers. Elle ne résulte pas d’une analyse dûment effectuée dans le temps et l’espace, qui permettrait d’affirmer la porosité complète qu’elle dénonce entre fondamentalisme religieux et courants politiques radicaux, voire insurrectionnels, ce qui lui donnerait une valeur scientifique.

Autre préjugé largement intériorisé et qui fait fi de l’immense expérience pacifique à l’échelle historique dans les sociétés se réclamant de cette civilisation, l’idée que la religion islamique serait violente par nature, et le djihad – réduit à son aspect guerrier – son mode normal d’expansion[13]. Là encore, cette idée reçue terriblement tenace est reprise telle quelle, sans analyse historique et sans contextualisation politique, ce qui est l’absolu contraire de la méthode scientifique. En tout cas, cela permet d’affirmer, sans aller plus loin, que les courants dits quiétistes, salafistes se voulant politiquement loyalistes, ou Frères musulmans qui apparaissent comme non-violents, jouent en fait double jeu et sont l’antichambre des courants politiques radicaux, lesquels mènent au djihad guerrier, comme celui pratiqué Al-Qaïda et Daech[14]. Tous ces courants appartiennent en effet pour Madame Bergeaud-Blackler à un même écosystème « fréro-salafiste » ayant pour but la société islamique mondiale, c’est-à-dire une société théocratique et antidémocratique, dont la condition est l’institution d’un califat planétaire.

De façon générale, cet écosystème se présente comme un tout inextricable, une sorte d’objet social compact, fait de bigoterie et d’intolérance communautaire, que pourtant beaucoup de Musulmans déplorent, de violence sociale et politique qu’ils combattent, une sorte de concrétion maligne qui servirait de nid à la dissidence sociale et politique qui en seraient le développement nécessaire. Dans cet écosystème insécable, toute annonce programmatique vaut, dans son incroyable invariance, pour un Islam uniforme, nécessairement politique, violent et irréformable, de tout temps et en tous lieux, qui correspond miraculeusement en tous points aux préjugés de Madame Bergeaud-Blackler. C’est ainsi que celle-ci fait du programme des Frères musulmans de 1928, qu’elle considère comme inchangé dans un mouvement rendu homogène et identique à lui-même, cela malgré ses scissions, malgré le fait que la majorité de ses tendances aient accepté les formes démocratiques, tandis que d’autres, en passant par le canal de l’œuvre de Sayyid Qutb[15], se sont dirigées vers un radicalisme politique, qui est souvent le résultat de la rencontre avec d’autres influences politiques. Il suffit pourtant, si l’on veut avoir une idée de cette trajectoire multiple aux fils enchevêtrés, de se référer à l’excellent travail du politologue et sociologue Olivier Carré et du sociologue Michel Seurat[16]. Mais cette complexité historique et sociologique n’effleure pas l’esprit « scientifique » de Madame Bergeaud-Blackler et n’a aucune incidence sur la réalité mesurée à son aune. Pour elle, il n’y a définitivement pas d’histoire et tous les courants se réclamant de l’Islam sont un seul et même conglomérat « fréro-salafiste » indifférencié.

Et pourtant ! On ne peut réellement parler des Frères musulmans aujourd’hui comme ceux de 1928, pas plus qu’on ne peut les assimiler aux mouvements de la même mouvance qu’eux, comme al-Ikhwān al-Muslimūn égyptiens avec l’Adalet ve-Kalkınma Partisi (AKP) turc, ou le Hamas palestinien. On peut encore moins les confondre avec Al-Qaïda ou Daech, résolument ennemis de ces derniers au plan politique et qui les considèrent du point de vue religieux comme des renégats et des apostats. On ne peut le faire davantage que l’on ne pouvait prendre hier, sous nos latitudes, la Rote Armee Fraktion pour l’organisation de jeunesse du Sozialdemokratische Partei Deutschlands, dont ses membres étaient issus. Si l’on considère par exemple la question de califat, Madame Bergeaud-Blackler a saisi au vol le mot chez Hassan al-Banna, sans voir qu’il n’était déjà pour lui qu’un objectif lointain, auquel il ne pouvait que faire allusion à une époque où il venait d’être aboli par Mustafa Kemal Atatürk[17]. Si Al-Qaïda l’a ressorti comme un mot d’ordre valable pour un horizon atteignable, et que Daech a voulu lui donner vie de façon immédiate, il n’a plus aujourd’hui, pour les Frères musulmans, davantage d’effectivité sociale que la société sans classe n’en avait pour le Parti socialiste de Guy Mollet ou le Parti Communiste de Georges Marchais. Mais le mot est dit ! Et la confusion étant faite entre tous les mouvements qualifiés d’islamistes, sans que l’on donne, encore une fois, de contours identifiables à cette notion, elle permet de faire peur en voyant derrière tous les partis se réclamant de l’Islam, même derrière l’AKP de Recep Tayyip Erdoğan, la façade présentable du mouvement « islamiste » indistinct, dont des expressions terribles sont le Hamas, voire Daech. Si l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), aujourd’hui Musulmans de France, au nombre desquels Madame Bergeaud-Blackler cloue l’imam Tareq Oubrou de Bordeaux – qu’elle soupçonne de double langage et dont elle conteste les dénégations –, semblent aujourd’hui pratiquer le pacifisme, ce n’est que pure tactique, simple position de circonstance. Que celles-ci changent, ces gens peuvent vous sauter au visage comme des chiens enragés. Madame Bergeaud-Blackler ne parle pas, dans son entretien, de la takiyya, qui serait une dissimulation rituelle pratiquée à l’échelle générale par la religion islamique et serait, selon certains islamologues qui ne savent pas de quoi ils parlent, un des piliers de l’islam[18]. Mais c’est tout comme.

En somme, le travail de Madame Bergeaud-Blackler contribue indéniablement à jeter une suspicion grave sur tous les Musulmans, puisqu’elle les présente comme massivement submergés par le « fréro-salafisme », surtout dans la génération actuelle qu’elle nomme « génération halal », d’où viendrait une menace de violence inquiétante et un redoutable danger de guerre civile pour la société. Pire, ce travail accompagne les tracasseries, vexations et persécutions régulières menées par les administrations françaises contre mosquées, écoles et associations créées par nos compatriotes musulmans, ainsi que contre les simples citoyens. Il serait superflu de les décrire dans cet article[19], mais elles sont bien réelles et néfastes pour notre société qui compte 8% de Musulmans, de religion ou de tradition familiale. Le travail de Madame Bergeaud-Blackler leur confère une aura universitaire et les justifie.

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[1] Bergeaud-Blackler, Florence, Le Frérisme et ses réseaux, l’enquête, Paris : Odile Jacob : 2023.

[2] Chekkat, Rafik, « Islamophobie. Le complotisme d’atmosphère de Florence Bergeaud-Blackler », sur Orient XXI le 14 mars 2023.

[3] Drumont, Édouard, La France juive, essai d’histoire contemporaine, Paris : V. Palmé, 1890 ; La France juive devant l’opinion, Paris :  C. Marpon & C. Flammarion, 1896 ; Les Juifs conte la France. Une nouvelle Pologne ; Paris ; Librairie antisémite, 1899 ; etc.

[4] Un « Appel contre le séparatisme islamiste », était lancé dans Le Figaro du 21 mars 2018.

[5] Kepel, Gilles, Les Banlieues de l’islam. Naissance d’une religion en France, Paris : Seuil, 1987.

[6] Rougier, Bernard (dir.), Les territoires conquis de l’islamisme, Paris, Presses universitaires de France, 2020. Voir à ce propos l’excellente critique de Laurent Bonnefoy, lui aussi chercheur au CNRS, intitulée Idées toutes faites sur « les territoires conquis de l’islamisme », dans Orient XXI le 10 février 2020.

[7] Kepel, Gilles, dans « La première chose à faire pour notre hiérarchie policière, c’est son examen de conscience », Le Figaro du 7 octobre 1919.[

8] Roufiol, Ivan, avec sa guerre civile qui vient, Paris : Pierre-Guillaume de Roux, 2016.[

9] Zemmour, Éric, « Mort de Nahel : “Nous sommes dans les prodromes d’une guerre civile” », Le Figaro du 30 juin 2023.[

10] « France : la guerre civile a-t-elle déjà commencé ? », dans l’émission « L’heure libre » de Stéphane Simon avec Victor Lefebvre, Pierre Gentillet, Fergane Azihari, sur Sud Radio le samedi 2 décembre 2023.

[11] Camus, Renaud, Le grand remplacement, Neuilly-sur-Seine, éd. David Reinharc, 2011.

[12] J’ai abordé ce point à maintes reprises, notamment dans « Sur l’unité du politique et du religieux dans la civilisation islamique », en ligne sur mon site personnel le 18 mars 2016.[

13] Voir à ce sujet « L’Islam est-il une religion violente ? », écrit avec Alain Gresh et paru dans Orient XXI le 5 octobre 20108, et d’un point de vue théorique, « Le terme ğihād : De l’identification à un essai de traduction », Lettre SELEFA n° 5, juin 2015, en ligne sur Academia.

[14] J’ai traité cette question en plusieurs articles, notamment dans « Islamisme, Islam radical, des termes à reconsidérer », ou « Le Salafisme, un univers où tous les chats sont gris », tous deux en ligne sur mon site le 11 mars 2016.

[15] Qoṭb, Sayyid, Maᶜālim fī l-ṭarīq, 1964, Bayrūt / Al-Qā’ira : Dār al-Šurūq, 1979 ; en français Jalons sur la route, Paris : Impr. de Carthage, 1968. Voir à ce sujet Carré, Olivier, Mystique et politique : lecture révolutionnaire du Coran par Sayyid Qutb, frère musulman radical, Paris : Presses de la FNSP & Cerf, 1984.

[16] Carré, Olivier & Michaud, Georges (alias Michel Seurat), Les Frères musulmans : Égypte, Syrie (1928-1982), Paris : Gallimard, 1983 (rééd. L’Harmattan 2001). Pour le rapport entre Frères musulmans et courants dits « djihadistes », voir « Le ğihād et son instrumentalisation dans les mouvements politiques contemporains », en ligne sur mon site le 16 mai 2020.

[17] Voir « Le califat, d’hier à aujourd’hui », mis en ligne sur mon site le 20 mai 2016.[

18] Voir « Taqiyya », sur Orient XXI, le 5 décembre 2018.

[19] Voir à ce sujet « Le bizutage institutionnel des Musulmans », et « Le serrage macronien du garrot anti-islamique », dans La France, l’Islam et ses Musulmans, Pantin : chez l’auteur, 2021, en ligne sur mon site, 99-125.

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