CENTENAIRE DE LA POSE DE LA PREMIÈRE PIERRE DE « L’INSTITUT MUSULMAN DE LA MOSQUÉE DE PARIS »… MAIS QUE FÊTE-T-ON EXACTEMENT ?

Par Sadek Sellam

Sadek Sellam est un historien franco-algérien, spécialiste de l’islam en France. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages :
La France et ses musulmans : un siècle de politique musulmane (1895-2005), L’Islam et les musulmans en France, éditions Tougui (1987), Parler des camps, Penser les génocides, Être musulman aujourd’hui.
Suite à la commémoration du centenaire de la pose de la première pierre de l’Institut musulman de Paris par Hafiz Chems-Eddine, il veut expliquer ici les réalités et les vicissitudes de la création de cet Institut.

Le projet de mosquée à Paris est très ancien. L’une des nombreuses tentatives remonte à 1846. La Société orientale, créée en 1840, présenta un ambitieux projet de mosquée, de collège et de cimetière musulman à Paris. Malgré le soutien de nombreuses personnalités marquantes, comme Ismayl Urbain, le projet n’a pas été retenu par le gouvernement Guizot.

A l’occasion de l’exposition universelle de 1868, il a été question à nouveau d’ouvrir une mosquée à Paris1. C’est en 1895 que le projet a été relancé par un Comité regroupant, entre autres, le gouverneur général en Algérie Jules Cambon et l’orientaliste le Duc d’Arenberg.

Dès l’annonce de la création de ce Comité, le Sultan ottoman Abdulhamid a envoyé au président de la République un chèque de 500.000 francs2. Les Comtistes islamophiles ouvrirent une souscription.

Puis tout fut oublié, sauf par le philosophe comtiste Christian Cherfils qui présidait la « Fraternité musulmane » créée à Paris en 1907, et qui inscrivit dans ses statuts l’ouverture d’une mosquée à Paris.

La revue « Islam », dont Cherfils faisait partie du comité de rédaction, déplorait l’absence de mosquée à Paris. Dans les conférences qu’il était invité à faire à l’Institut des Hautes Études Sociales(ouvert dans la mouvance comtiste, après le Collège Libre des Sciences Sociales), Cherfils rappelait la nécessité d’une mosquée à Paris, pour rattraper les retards par rapport aux puissances européennes qui rivalisaient avec la France dans « l’amitié » avec l’Islam : en Allemagne, il y avait une mosquée datant de l’époque de Goethe ; à Woking, en Angleterre, « première puissance musulmane », une mosquée accueillait les fidèles depuis 1895.En 1916, Cherfils faisait partie du groupe qui accueillit à Paris, à son retour du front, le capitaine Khaled, petit-fils de l’émir Abdelkader.Parmi ce groupe, il y avait Paul Bourdarie, directeur de la Revue Indigène, qui venait de la mouvance comtiste. En 1920, cette revue publia un numéro spécial consacré à « l’Institut d’Études Supérieures » sur l’Islam, comprenant une mosquée à Paris. Cet établissement devait être le haut lieu de la « rupture avec les mœurs algériennes » de la France. Les promoteurs de cet Institut, pour qui la France était « la première puissance arabe », voulaient mettre fin au dirigisme administratif du culte musulman qui était maintenu en violation de la loi de 1905.

Lyautey fit passer le projet difficilement, en rappelant le nombre de « soldats musulmans morts pour la France ». La réalisation du projet fut confiée à la « Société des habous des Lieux saints » qui avait été créée en 1917 pour la construction des hôtelleries de la Mecque et de Médine pour pèlerins maghrébins.

En 1921, cette société de droit musulman fut déclarée, à la préfecture d’Alger, association selon la loi de 1901. Son bureau comprenait les sept membres de la délégation envoyée au Hedjaz en 1916 pour soutenir l’anti-Calife, le Chérif Hussein de la Mecque. Ces personnalités choisirent sept autres membres fondateurs. Seuls ces quatorze membres du bureau étaient habilités à convoquer une assemblée générale de l’association. Les autres membres admis par la suite, après « agrément » des administrations coloniales nord-africaines, n’avaient pas ce droit de convoquer une réunion. Ce qui fait que la « Société des habous » s’est éteinte après la mort, en juin 1954, de son président Kaddour Benghabrit, dernier membre fondateur.

Au lieu de la rupture promise avec les « mœurs algériennes », c’est le système des « agréments », maintenu après le refus de l’indépendance du culte musulman, qui fut exporté d’Alger à Paris.

A l’annonce de la création de « l’Institut Musulman », le général Gouraud, Haut Commissaire en Syrie, écrivit au président Millerand pour lui demander que la Syrie puisse tenir « une part importante dans les charges et les avantages que peut offrir notre Institut Musulman ». « Les esprits, en Syrie, sont plus ouverts à tout le mouvement moderne que chez nos sujets nord-africains ». En Orient, affirme-t-il, les savants sont capables d’assimiler et de comprendre les travaux scientifiques spéciaux dus à notre élite d’Europe »3. Gouraud venait de bombarder Damas par l’artillerie et fit 10000 morts, et l’image de la France dans tout le monde musulman a été abîmée par ce carnage. La nomination de Gouraud à la tête du Comité de la Mosquée était censée faire oublier ces méthodes rappelant celles de la conquête de l’Algérie, que la diplomatie de Lyautey au Maroc voulait faire oublier.

A son tour, Lyautey, résident général au Maroc, après avoir été ministre de la Guerre, fit part, le 24 mai 1922, de son sentiment à Briand, alors président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, sur la perspective de la mosquée de Paris et de l’Institut musulman. Il estime que la mosquée de Paris sera un « édifice facile à surveiller ». Mais il juge que l’Institut Musulman « comporte de véritables périls » en livrant « à toutes les influences mondiales et sociales qui se concentrent dans la capitale de jeunes musulmans marocains ». D’où son désir de limiter le projet à la création d’une mosquée »4. Gouraud jugeait que « ses » musulmans syriens avait l’esprit plus « ouvert » que celui des Maghrébins. Mais son protecteur Lyautey s’opposait au projet d’Institut, jugé dangereux parce qu’il risquait « d’ouvrir l’esprit des jeunes musulmans ». On est en plein triomphalisme colonial, et ces inconséquences choquaient peu.

Le triomphe des deux généraux s’est traduit par la mise à l’écart de Cherfils qui, à la cérémonie de fixation de la direction de la prière, du 1° mars 1922, fut empêché de lire le long poème composé en l’honneur de l’amitié franco-musulmane.

A la cérémonie du 19 octobre, pour la pose de la première pierre, Cherfils fut à peine autorisé à lire un texte de l’ottoman Khalil Khaled qui lui avait succédé à la tête de la Fraternité musulmane.

Alerté par cette récupération, un spécialiste de politique musulmane (qui signait « Un Africain ») estimait que « l’institution d’une mosquée à Paris est un de ces actes politiques qui satisfont surtout ceux qui les préconisent et les mettent en œuvre, et très peu ceux à qui on les destine5 ».

C’était en 1925, année de la mort de Christian Cherfils. En juillet 1926, l’absence à l’inauguration de la mosquée, de cet ancêtres des intellectuels musulmans de France n’a été regrettée que par Abderrahman Belhaffaf, qui avait obtenu de lui une chaleureuse préface à son livre, « Introduction à l’étude de l’Islam ». 1925, fut l’année de la création de la police spéciale de la rue Lecomte, pour la surveillance des immigrés, qui entretiendra de bons rapports avec la mosquée(« facile à surveiller »).

Après l’inauguration en grande pompe, les discours de propagande coloniale furent dénoncés par 2000 travailleurs réunis dans le 10° arrondissement à Paris.

« Les vrais musulmans étaient, hier, à la Grange-aux-Belles où ils ont flétri comme il convient l’union sacrée des oppresseurs. Des milliers de travailleurs arabes assistaient à cette réunion, à laquelle ont pris la parole nos camarades de l’Etoile Nord-Africaine : Sebli, Boussaïd, Messali, Mehiedine, Djilani, Ahmed Arezki, Akli et Baroux, député. A l’issue de la réunion, l’ordre du jour suivant a été voté à l’unanimité :
L’ENA, association des musulmans algériens, tunisiens et marocains, réunis en AG au nombre de 2000, salle de la Grange-aux-Belles, le mercredi 14 juillet 1926 élève une protestation indignée contre la parade d’inauguration de la mosquée de Paris. Les musulmans nord-africains ne reconnaissant aucun droit aux sieurs bey, sultan et ministre honoraire : Med el Habib, Moulay Youssef et Kaddour Benghabrit pour les représenter. Ils déclarent que les seuls hommes dignes de les représenter sont : l’émir Khaled,cheikh Thaalibi et Abdelkrim. Les musulmans groupés dans l’association ENA sont décidés à lutter jusqu’au dernier pour réaliser le programme commun aux Algériens, Tunisiens et Marocains qui se résume en trois mots : Pour la Tunisie, la constitution, pour l’Algérie la suppression de l’indigénat, pour le Maroc, l’intégrité absolue de l’impôt et la souveraineté véritable du peuple».
Ils se séparent aux cris de :« Vive l’émir Khaled ! Vive le Destour ! Vive Abdelkrim ! A bas les musulmans vendus ! »5.

La mosquée bénéficiait des financements annuels des résidences générales de Rabat et Tunis et du Gouvernement général d’Alger qui invoquaient « l’Institut » pour répondre aux objections laïcistes. On répétait la phrase d’Edouard Herriot qui était président du Conseil : « J’ai financé l’Institut, pas la mosquée… », disait-il aux tenants de la laïcité stricte qui se contentaient de cette réponse.La deuxième guerre mondiale permit à des élus qui ne voulaient pas être confondus avec les « béni-oui-oui », de vaincre la peur. L’un d’eux s’aperçut lors d’un séjour à Paris durant l’été 1947 que « l’institut » qui rapportait de si importants financements à la mosquée, et depuis si longtemps, était… fictif !

En janvier 1948, au débat précédant le vote du budget par les délégations financières, Hédi Djemame, délégué financier UDMA de Sétif, conteste l’affectation de la dotation annuelle d’un million de francs à la mosquée de Paris. « Je rappelle simplement qu’il s’agit non pas d’un institut d’enseignement, mais purement et simplement de la mosquée de Paris. Lorsque la mosquée a été édifiée en 1924, en raison du régime de séparation des Églises et de l’État qui existe dans la métropole, il a été entendu que l’ensemble sera intitulé « institut musulman », et c’est à ce titre qu’une subvention a été accordée à l’Institut musulman pour permettre le fonctionnement de la mosquée de Paris6.

Djemame demande alors l’affectation du million à la chaire de littérature arabe de Lévi-Provençal à la Sorbonne, « car la mosquée n’a pas d’institut, juste une bibliothèque, des tables et des chaises ».

Lucien Paye, commissaire du gouvernement, explique que la « participation annuelle de l’Algérie au fonctionnement de la mosquée, conjointement avec le concours de la Tunisie et du Maroc » se justifiait par « l’augmentation des activités sociales de la mosquée ». Djemame rétorqua :« Un institut, même musulman, même à Paris, est un endroit où l’on enseigne. S’il s’agit de la mosquée, qu’on l’appelle, alors, « mosquée » ! Si c’est un institut, que des conférences, des cours y soient prévus comme dans tous les instituts ».

Berton, commissaire du Gouvernement, énuméra les « œuvres de la mosquée ».« Ce n’est plus, dans ces conditions, un institut », rétorqua Djémame, mais un bureau de bienfaisance ».Valleur, délégué financier, approuve la distinction entre bienfaisance et enseignement. Paye insiste pour maintenir le mot « institut », en introduisant des changements.« Car il n’est pas possible de distribuer des fonds à un culte ». Lieu, président de la commission des finances : « il suffit de changer de dénomination pour acquérir certains droits ! ». Paye : « C’est le seul moyen pour que l’Algérie apporte sa contribution au fonctionnement de la mosquée de Paris ». Flinois, rapporteur général de la Commission des finances : « le caractère religieux de cet institut ne paraît pas ressortir davantage de son rôle charitable. La rubrique pourrait être remplacée par les termes « subvention aux œuvres musulmanes d’assistance de Paris »7.

On comprit qu’il était plus facile au Gouvernement général d’entretenir, au nom d’un Institut fictif, le train de vie du personnel d’une « mosquée-réclame » (comme l’avait appelée Messali-Hadj en 1926) que de tenir la promesse de financement public d’une « Université musulmane ». Cette promesse avait été faite quand le Gouverneur Yves Châtaigneau demanda au cheikh Tayeb El Oqbi la mise en place d’un « Conseil Supérieur Islamique », élu par les fidèles, et qui aurait été en droit de réclamer la restitution des habous confisqués. Compte tenu des difficultés de restituer tous ces biens de main-morte, le financement public de l’ « Université musulmane » a été admis à titre « d’indemnisation forfaitaire perpétuelle ». La valeur de ces habous à restituer était estimée à 700 milliards de francs.

Après le congrès de la Société des habous à Alger, en 1949, celle-ci fut durement critiquée par la presse nationaliste :« Cette institution a pour but de faire oublier que c’est l’administration qui, en réalité, détient ces biens (habous), en laissant croire que leur gestion relève d’un aréopage de muftis, de notables et de ministres plénipotentiaires ; ils dépendent de l’Administration qui les a nommés, jusqu’au servile Si Kaddour Benghabrit qui a osé déclarer qu’ « avec un chef comme Naegelen, les peuples peuvent travailler dans la paix et dans l’union fraternelle ». Mais les masses populaires finiront par arracher l’indépendance du culte et le retour des habous à la communauté musulmane »8.

En 1954, fut présenté un projet gouvernemental de « séminaire de formation d’imams » à l’Institut Musulman de la Mosquée de Paris, sur le modèle des centres turcs de formation des imams-khattibs. Après la mort de Benghabrit, le 23 juin 1954, ce projet est voué à l’oubli.

La nomination de Hamza Boubakeur, le 18 mai 1957, par le président socialiste du Conseil, Guy Mollet, fait croire à l’existence de « l’Institut ». Le nouveau directeur se fait appeler « recteur » et multiplie les communiqués attribuant à « l’Institut » des activités d’enseignement et de recherches. Cela lui rapportera quatre financements ministériels et une autre de la mairie de Paris.

Après l’élection du bachagha Boutaleb par la Société des habous réunie à Alger en septembre 1962, l’Exécutif provisoire décide la destitution de Boubakeur. Mais cela n’aura pas plus d’effet que la condamnation, en 1963, de sa nomination par le tribunal administratif et le Conseil d’Etat.

Après les protestations des pays du Maghreb et le déni par des Français musulmans de toute légitimité au « recteur » parachuté par Guy Mollet, le gouvernement a projeté de déclarer la mosquée « bien vacant et sans maître », en 1967, puis en 1971. Mais Boubakeur était encore défendu en souvenir de son « séparatisme » saharien.

Au tout début des années 1970, l’Islam était devenu le deuxième culte de France. L’Église catholique s’en aperçut avant l’État. Au vu de l’augmentation sensible du nombre d’élèves musulmans dans l’enseignement privé, l’archevêché de Paris demanda, en 1971, à « l’Institut musulman » de lui détacher des personnels pour enseigner l’Islam aux élèves dispensés de cours de catéchisme. Le recteur n’a pas daigné répondre à cette demande. Cette non-réponse fut mise sur le compte des négligences connues des habitués de la mosquée. Elle s’expliquait aussi par le faible intérêt du recteur pour le dialogue islamo-chrétien auquel commençaient à participer des musulmans de la société civile qui déploraient le manque de légitimité de l’Islam bureaucratique.

Mais la Commission Nationale des Français Musulmans, créée en 1977 par le gouvernement de Raymond Barre, ne tarda pas à découvrir la vraie raison. L’enquête administrative demandée par la sous-commission du Culte, animée par le professeur Ali Mérad notamment, permit de constater le caractère fictif de « l’Institut musulman de la Mosquée de Paris ». Le gouvernement décida d’interrompre le versement des cinq financements publics dont bénéficiait la Mosquée au nom d’un enseignement inexistant. La Commission conçut un plan d’organisation de l’Islam en France autour de la Mosquée de Paris, après sa séparation de l’Institut et la modification des statuts de la Société des habous. Le gouvernement promit de donner les moyens à l’Institut à la tête duquel des universitaires musulmans de haut niveau devaient être nommés. Nedjmeddine Bammate, sous-directeur à l’UNESCO et professeur à l’université Paris VII et Ali Mérad, chef du département des Etudes arabes et islamiques à l’université Lyon III étaient pressentis.Mais l’alternance de mai 1981 ajouta ce plan à la liste des occasions manquées. Le choix d’une gestion diplomatico-sécuritaire du Culte musulman reporta aux calendes la régularisation de la situation de l’Islam en France.

Après la cessation des financements ministériels, le recteur a tenté, vainement, de confier « l’Institut » au gouvernement marocain. Mais Hassan II refusa de le recevoir parce que, connaissant bien la face cachée de la mosquée, il savait surtout que l’ « Institut » était fictif. Si Hamza s’est tourné alors vers le gouvernement algérien qui accepta d’apurer les passifs de la mosquée, restitua au recteur ses biens nationalisés et le nomma « conseiller » du ministre algérien des « affaires » religieuses. Ce qui n’empêcha pas Boubakeur de tenter de revenir à la mosquée, une fois ces avantages acquis…9

Le Cheikh Abbas n’a pas eu le temps de s’occuper de l’Institut. Sidéré par ce que lui apprenaient progressivement ses visiteurs sur les singulières pratiques de son prédécesseur, il voulait d’abord rétablir la confiance avec les responsables communautaires et les nouvelles salles de prière. Il a juste essayé d’en savoir plus, via un « conseiller » informel, sur le projet de Faculté de théologie musulmane à Strasbourg qui devait être refusé en raison de la première « affaire Haddam ». En septembre 1989, le nouveau recteur a été accepté par l’Élysée contre l’avis du ministre de l’Intérieur lequel refusait de donner suite à un projet approuvé par la Présidence, qui avait consulté Ali Mérad après l’affaire Rushdie, sans passer par l’Intérieur.

Après la deuxième « affaire Haddam » fut présenté le « plan Dumas » d’avril 1992. Dalil Boubakeur a été désigné « recteur intérimaire » après la crise ouverte par l’entrée du successeur du cheikh Abbas au Haut Comité d’État, improvisé après le putsch du 11 janvier 1992 contre le président Chadli Bendjedid. Le gouvernement reprit les projets « oubliés » après mai 1981.

Le ministère de l’Intérieur, qui avait contesté la légitimité du nouveau recteur, lui transmit les propositions par lesquelles le ministre des Affaires étrangères, Roland Dumas, voulait compenser le rejet du projet de Faculté de théologie musulmane à Strasbourg, puis celui du « Centre National d’Études de l’Islam ». Ce dernier projet avait été accepté par la Veme section de l’École Pratique des Hautes Études, sur proposition de Mohammed Arkoun qui évitait le mot « théologie » pour ne pas apeurer les laïcistes. Mais le projet est resté sans suite quand le ministre de l’Éducation du gouvernement Rocard refusa de recevoir Arkoun10. Ce chef du département des Etudes Arabes et Islamiques de l’université Paris III avait des idées claires sur les déficits de la recherche islamologique comme facteur aggravant des crises coloniales. Il était encore étudiant quand fut sabotée l’ouverture d’un Institut d’Études arabes à l’université d’Alger prévue par l’accord franco-égyptien conclu en 1951 avec le ministre des « Maaref »(Éducation), le moderniste et francophile Taha Husséin. Tout fut remis en cause après le vote à l’ONU du ministre égyptien des Affaires étrangères contre le projet français de partition de la Libye. Dans une tribune proposée en septembre 1956 au Monde, et que le journal du soir refusa de publier, Arkoun, qui venait d’être reçu à l’agrégation d’arabe au moment où la « Voix des Arabes » et l’université d’El Azhar étaient mises en accusation au sujet de l’Algérie, interrogeait : « qu’est ce qui a empêché la France de faire de l’université d’Alger un foyer de rayonnement de l’islam moderne ? »11

Le plan-Dumas proposait un budget de 20 millions de francs à un « Institut Musulman de France », à condition qu’il fût séparé de la mosquée à qui il était demandé de modifier les statuts vétustes de la Société des habous. Ce plan a été accepté par les autorités algériennes qui s’apprêtaient à le ratifier après la visite de Roland Dumas à Alger. Mais le nouveau recteur refusa ce projet à la demande de son père Hamza Boubakeur qui, en souvenir de la privatisation de la mosquée entre 1957 et 1982, osait braver les deux gouvernements. La visite de Dumas n’a pas eu lieu en raison de l’assassinat de Boudiaf en juin 199212.

Après l’alternance de mars 1993, le nouveau ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua, qui s’occupait aussi du dossier algérien, au grand dam du ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, inaugura devant les caméras un « Institut de théologie » qu’il voulait faire financer en attribuant à la mosquée de Paris le monopole de la perception de la taxe halal. Mais cet « Institut »n’a jamais eu de fonctionnement effectif. Il est devenu aussi fictif qu’entre 1957 et 1982, surtout quand le nouveau ministre de l’Intérieur a annulé l’arrêté attribuant toute la manne halal à la mosquée de Paris.

Désireux de faire oublier toutes ces vicissitudes, Dalil Boubakeur a essayé d’encourager l’Institut Ghazali, malgré l’opposition d’une partie de son entourage. Après les attentats de 2015 qui firent découvrir les déficits de l’éducation musulmane comme une des causes des « radicalisations », il était difficile de rester indifférent aux interpellations des instances islamiques au sujet de l’éducation des jeunes français qui partent en Orient pour des études qu’on ne leur propose pas en France.

Mais au départ précipité de Boubakeur en janvier 2020, aucun ancien étudiant de l’Institut, aussi méritant soit-il, n’a pu se faire recruter comme imam. La mosquée préfère encore le détachement d’imams arabophones unilingues au recrutement des étudiants francophones qui suivirent les cours de l’Institut pendant quatre, voire cinq ans.

Et l’Institut Ghazali refuse toujours de donner suite à l’accord signé par Dalil Boubakeur avec le ministère de la Défense concernant l’enseignement des disciplines religieuses au « Séminaire de formation » de l’Aumônerie musulmane militaire.

Le 19 octobre, la direction de la mosquée célèbre un « centenaire » sans bien savoir de quoi il s’agit exactement. Dalil Boubakeur se donnait la peine de consulter pour en savoir plus sur le prédécesseur de son père. Mais le successeur de Dalil Boubakeur semble confondre la cérémonie du 19 octobre 1922, pour la pose de la première pierre, avec celle du premier mars de la même année pour la fixation de la direction de la prière.

Ce centenaire permet de rappeler qu’à l’exception des quelques années d’encouragement de l’enseignement par Dalil Boubakeur, la réponse de la mosquée à la demande éducative demeure très insuffisante. La principale cause de ce grave déficit éducatif aura été l’« Institut » mort-né par la volonté de Lyautey. La continuation de l’utilisation de son intitulé en a fait un institut- pompe-à-fric dont le personnel était courageusement dénoncé pour son rôle « politico-policier » par les modérés éditorialistes de la « République algérienne ».

La célébration du centenaire peut être utile si elle ne se limite pas aux mondanités habituelles où l’on se contente d’emprunter des « éléments de langage » à Lyautey et aux coloniaux réunis pour aider le général Gouraud à faire oublier la dizaine de milliers d’innocents victimes de son artillerie lourde. La démystification sera réussie si au rapport sur les problèmes mémoriels, qui vient de s’ouvrir à toute la période coloniale, peuvent être ajoutés des chapitres portant sur les contentieux avec l’Islam. Cela permettrait de souligner les survivances de l’exportation d’Alger à Paris , via la Société des habous, des peu républicaines méthodes de « politique indigène ».

Quand, au lieu de la communication censée dissimuler le manque de légitimité religieuse, l’information impartiale reprendra ses droits, il sera facile de déplorer le maigre bilan de l’accord Aïssa-Cazeneuve de 2015 sur la « formation d’imams français » par l’Institut Ghazali13. Au refus de recruter des imams parmi les francophones passés par cet institut, est venu s’ajouter la prétention d’imams arabophones unilingues détachés pour quatre ans de former des cadres religieux « français ».

On comprend qu’avec un personnel aussi limité linguistiquement et, parfois, intellectuellement, l’Institut ait « oublié » d’honorer l’accord signé par Dalil Boubakeur avec la ministre de la Défense pour l’enseignement des matières religieuses au Séminaire de formation des aumôniers militaires musulmans.

Cette célébration par une bureaucratie religieuse restée, apparemment, aussi intéressée par les avantages et les vanités que les protégés de Lyautey et Gouraud, va-t-elle maintenir la coupure qui date de la contestation de Benghabrit par les deux mille ouvriers réunis à la Grange-aux-Belles ?

Le fossé se creuse encore plus entre un Islam officiel nostalgique des coloniaux de 1920, et ceux qui redécouvrent Cherfils, le théoricien de « l’esprit de modernité dans l’Islam », et qui avait été mis à l’écart par les utilisateurs du religieux à des fins politiques.« L’Islam de France » sera beaucoup mieux représenté par ceux qui s’inspirent de l’Idjtihad de la « Fraternité musulmane » de 1907 et l’ouverture d’esprit(si redoutée par Lyautey) des érudits animateurs du Centre Culturel Islamique de 1952 à Paris.

La méconnaissance de l’histoire de l’Islam en France en général, et celle de la mosquée de Paris en particulier, confirment les inconvénients de la primauté accordée à la mémoire aux dépens des connaissances historiques.

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Notes

1 – Stephen Fein : Une mosquée à Paris en 1846 ?. Revue d’Histoire Diplomatique. 2021

2 – En 1920, le parlement accorde à la Société des habous une subvention de…500000 F. Le Sultan Abdulhamid avait quitté le pouvoir en 1909 avant de disparaître en 1918. Son chèque de 500000 F, envoyé en 1895, était oublié et aucun rapprochement n’a été fait avec le montant du financement accordé « généreusement » par le Parlement. Ce premier financement a été révélé dans le Revue de l’Islam en 1897.

3 – Pascal Le Pautremat : Politique musulmane de la France au XX° siècle. De l’Hexagone en terre d’Islam. Espoirs, réussites, échecs. Maisonneuve et Larose. 2003. p. 335

4 – Ibid, p. 338

5 – Humanité du 15. 7. 1926

6 – Sadek Sellam : la France et ses musulmans. Un siècle de politique musulmane (1895-2005). Fayard. 2006. p. 218

7 – République algérienne du 23 janvier 1948 : L’Institut musulman de Paris détourné de sa vocation. La République algérienne dénonçait alors le personnel « politico-policier » de la mosquée.

8 – Liberté du 17. 2. 1949

9 – Note du Bureau Central des Cultes relatant les palinodies du recteur préféré de Guy Mollet, et décrivant la mosquée comme une véritable zone de non-droit, privatisée depuis 1957.

10 – Arkoun a qualifié ce refus de « mépris » d’un présidentiable pour un professeur peu utilisable pour la pêche aux voix. La création, à la même période de l’Institut Maghreb-Europe à l’université Paris VIII servait de prétexte au refus de Jospin de recevoir Arkoun. On sait que l’Institut Maghreb-Europe ne s’est jamais occupé des questions de l’Islam, dans quelque pays que ce soit.

11 – Archives de Robert Gauthier (rédacteur en chef adjoint du Monde). Centre d’Histoire Contemporaine. Fondation Nationale des Sciences Politiques. Paris

12 – Quand Dalil Boubakeur se plaignait du manque de moyens pour former des « imams français », cela faisait sourire ceux qui se souvenaient du refus du plan Dumas ordonné par son père qui, dix ans après son départ, voulait rester le vrai décideur, plus influent que ceux d’Alger.

13 – Après les attentats de 2015, Mohamed Aïssa, alors ministre des affaires religieuses, est venu à la mosquée de Paris pour y faire une causerie en bon français. Il condamna, avec des arguments coraniques le terrorisme, exprima sa solidarité, et promit une participation active à la prévention de la radicalisation. Cela s’est traduit par l’accord signé avec le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve qui sera oublié par ceux qui préfèrent les avantages des détachements d’imams arabophones.

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