ARABES, CHINOIS ET LA SÉMANTIQUE DES CADRES

Par Sofiane Merrad
(Etudiant en linguistique)

Ce n’est pas nouveau : « L’homme est un loup pour l’homme ». Bien qu’en réalité les loups ne se mangent pas entre eux, la maxime de Plaute se vérifie, hélas, depuis la nuit des temps. Toutefois, les lois, nationales ou internationales, ont tenté de corriger l’inclination naturelle de l’être humain à détruire son prochain. L’esclavage a été aboli en 1848, le colonialisme condamné par la convention de Genève de 1949. Il a fallu tout de même attendre 1956 pour que la discrimination raciale soit jugée anticonstitutionnelle aux Etats Unis, et 1992 pour que l’apartheid disparaisse de l’Afrique du Sud.

Il n’y a pourtant pas de quoi s’enivrer d’angélisme. D’une part, ces belles avancées humanitaires furent obtenues, non par la bonne volonté des législateurs, mais par le combat acharné des victimes. D’autre part, il y a encore bien loin de la coupe aux lèvres : aujourd’hui même, les dictatures, les menaces terroristes, les violences policières ne nous inclinent pas à l’optimisme.

L’obsession du bouc émissaire

Ainsi que l’a longuement expliqué René Girard, le besoin de l’humanité de trouver une explication simple à ses maux l’ont poussé à s’inventer des coupables dont l’élimination suffirait à l’en délivrer. L’attitude d’une partie de la classe politique à l’égard de la communauté musulmane en est une illustration. Néanmoins, le fait d’être l’objet de discriminations n’empêche pas de manifester une attitude discriminatoire vis-à-vis d’autres communautés, peuples, ou cultures. On voit par exemple, certaines féministes LGBT s’en prendre violemment aux musulmans avec des argument similaires à ceux qui sont utilisés contre elles.

Un autre exemple éloquent est celui des tensions entre les communautés chinoise et arabe en France. Cette dernière a souvent tendance à rendre responsable de la situation des Ouïghours l’ensemble des chinois, que l’on associe de surcroît aux actions liberticides du gouvernement communiste et même de la pandémie du Covid 19. A l’inverse, les chinois sont régulièrement l’objet de vols avec violences de la part de bandes de jeunes délinquants, venues des banlieues, qui considère que le chinois est riche, par définition.

Finalement, la mot « arabe » évoque irrémédiablement, chez le chinois, des images de violence et de « racisme anti-chinois », et lorsque l’arabe entend le mot « chinois », il pense aux Ouïghours, au communisme et à une communauté  impénétrable.

Cette question de l’amalgame sémantique est fort bien décrite par Charles Fillmore qui a développé ce qu’il appelle « la sémantique des cadres ».

La sémantique des cadres de Charles J. Fillmore :

 La sémantique des cadres est un concept selon lequel un élément d’un cadre/concept ou d’une idée est lié à un autre, de sorte que la compréhension d’un élément implique la compréhension des autres. Par exemple, comprendre le mot « enseignant » implique la compréhension du mot « école », « élève, « classe », etc. Donc tous ces éléments font partie du même cadres. Les éléments des cadres sont créés à travers notre propre expérience. Si on vous demande d’imaginer un père, vous aurez tout de suite ces éléments en tête : mâle, adulte, avec une voiture etc. car c’est l’image que votre mémoire associe au mot « père »; ainsi, on appellera ce cadre « paternité » par exemple. Toutefois, votre vision changera si vous rencontrez des pères différents

La théorie de Fillmore est une théorie très centrale dans la linguistique cognitive, qui cherche à donner à chaque mot un sens encyclopédique et non pas spécifique. D’un point de vue politique, la théorie de Fillmore explique certains errements dans l’appréciation que nous avons des autres. En effet, il arrive souvent que la mémoire construise un cadre sémantique avec les mauvais éléments, ce qui donne une vision fausse des choses.  Supposons, par exemple, que l’on vous demande d’imaginer un jeune de banlieue. Vous verrez un jeune garçon fumeur, portant un survêtement, une casquette et une capuche. Pourquoi ? parce que c’est cette image que, par le biais de votre expérience ou des médias, votre mémoire a enregistrée. Pourtant, tous les jeunes de banlieues ne ressemblent pas à ce stéréotype. On se souvient également du début de la crise sanitaire lorsque les restaurants vietnamiens et japonais étaient victimes de boycott parce qu’ils étaient confondus avec les restaurants chinois :  les trois commerces asiatiques viennent du même continent, ont à peu près le même décor avec des écritures qui paraissent similaires… sans oublier évidemment les yeux bridés du personnel.
En conclusion, la mémoire humaine construit des cadres sémantiques à partir d’ensemble d’éléments qui varient en fonction de notre expérience ; c’est pour cela qu’une seule expérience avec une personne ou une communauté ne suffit pas pour avoir une image précise de celle-ci. 

Les cadres de la psychose

Le Covid-19 a donné une image négative du Chinois, car le mot Covid-19 est entré dans le cadre sémantique du mot « chinois ». L’importance de la population chinoise fait émerger l’idée d’une possible « invasion » des chinois en Europe, car dans le cadre du mot « nombreux », on trouve celui d’envahisseur. La récente affaire des « graines chinoises » : de mystérieuses graines provenant de Chine ont été envoyées à des clients d’Amazon aux USA, Canada et en Europe, et ont semé la panique chez les autorités qui ont recommandé de détruire immédiatement les graines, craignant un moyen de contamination, et même une guerre écologique

Si le mot « nombreux » et « invasion » ne figuraient pas dans le cadre sémantique du mot « chinois », personne n’aurait cédé à la psychose et on aurait immédiatement réalisé qu’il ne s’agissait en fait que d’une arnaque bien connue, appelée « Brushing » permettant à des vendeurs de gonfler artificiellement leur évaluation (Voir l’article du Monde)

De même, certains politiciens, journalistes et militants d’extrême-droite, ont fait entrer le mot  « terrorisme » dans le cadre du mot « musulman » ou « arabe ».

Savez-vous qu’un chinois ressemble à un arabe ?

Cette confrontation des cadres explique en grande partie la confrontation des communautés, par exemple chinoise et musulmane.

Pourtant, si on écarte les images stéréotypiques, on se rendra compte que très peu de choses séparent les chinois des arabes et que beaucoup les réunissent.

En premier lieu, les chinois et les arabes représentes les deux populations les plus nombreuses en France, derrière les catholiques, mais les moins représentées dans la sphère politique et dans les médias.

Ensuite, les deux communautés sont pareillement victimes d’amalgames : virus, nombre invasif, nourriture bizarre, soumission de la femme pour les chinois et terrorisme, vêtements, nourriture spéciale, et soumission de la femme pour les arabes.

D’ailleurs, un pamphlétaire médiatique, dont les origines arabes ne freinent nullement les ardeurs islamophobes, ne décrivait-il pas récemment les musulmanes comme des femmes mal éduquées couvertes de serpillères et voyait dans les chinois des mangeurs de chats ?

« Nous devons combattre cet air du temps » (L’amalgame lié aux musulmans ndlr) rappelle Jack Lang dans son dernier ouvrage « La langue arabe, trésor de France ». Comment ? Par l’échange et le fécond rapprochement des cultures.

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1. Charles J. Fillmore (Ne pas confondre avec le mystique évangéliste américaine Charles Fillmore), né le 9 août 1929 et mort le 13 février 2014, est un linguiste américain, professeur émérite de linguistique à l’université de Californie à Berkeley. Il a eu une influence considérable dans les domaines de la syntaxe et de la sémantique lexicale ; il fut l’un des fondateurs de la linguistique cognitive, et développa les théories de la Grammaire des cas (Case Grammar, 1968), et de la Sémantique des cadres (Frame Semantics, 1976).

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