Le 7 octobre 2024, à l’occasion du premier anniversaire de l’attaque du Hamas contre Israël à la frontière de Gaza, la « Conférence des responsables du culte en France » (CRCF) a publié un communiqué intitulé «Appel international à la paix et à la fraternité», signé par des responsables religieux catholiques, protestants, orthodoxes, juifs, musulmans et bouddhistes. Cet appel a suscité, en particulier au sein de la communauté musulmane française, de vives critiques, notamment en raison de sa façon de qualifier le sort des civils palestiniens tués lors des représailles menées par l’armée israélienne.
L’historien Sadek Sellam a souhaité interpeller sur le sujet l’un des signataire du communiqué, le Grand rabbin de France Haïm Korsia.
LETTRE OUVERTE AU GRAND RABBIN DE FRANCE, MONSIEUR HAÏM KORSIA
OBJET : PROBLÈMES POSÉS PAR « L’APPEL À LA PAIX ET À LA FRATERNITÉ »
DU 7 OCTOBRE 2024
Le 10 octobre 2024
Monsieur le Grand Rabbin,
Je prends la liberté de m’adresser à vous après avoir été le destinataire de nombreuses réactions, faites d’étonnements, d’interrogations et d’indignations, exprimés a la lecture de « l’Appel a la Paix et a la Fraternité » publié par des responsables religieux, et dont vous êtes l’un des signataires.
Les principales objections suscitées par ce texte médiatisé se résument en une critique de l’analyse politique des conflits du Proche-Orient sous-jacente a cet appel. J’ai dû le lire et le relire pour avoir la confirmation que, dans certains passages, cette analyse ne fait que reprendre une partie des appréciations, souvent subjectives, que répètent régulièrement depuis le 7 octobre 2023 des informateurs engagés et des commentateurs passionnés qui assument ouvertement leur parti-pris. Il est surprenant que des représentants de forces spirituelles n’aient pas fait l’effort de nuancer, un an après l’émoi fort compréhensible consécutifs aux attaques d’octobre 2023, des jugements qui manquent encore d’impartialité. Normalement, le temps de le réflexion devrait succéder a celui de l’émotion.
Votre texte montre que la réflexion apaisée n’a pas fait son entrée dans bon nombre de salles de rédaction où l’on continue à faire prévaloir l’émotion. L’on s’attendait à voir, un an après le début de ces drames, de fort respectables hommes de foi essayer de mettre un peu de raison dans ces passions. Nombreux parmi mes contacts (lecteurs de mes livres, auditeurs qui assistent régulièrement a mes conférences, anciens étudiants qui sollicitent mon avis,…), déplorent la part de parti-pris qui persiste dans l’Appel et qu’un plus ferme recours des rédacteurs a la raison aurait pu faire diminuer.
Des dizaines de milliers de « victimes collatérales » ?
Des lecteurs de l’Appel passent du mécontentement à l’indignation à la lecture du passage où les rédacteurs veulent faire état d’une louable compassion pour les civils palestiniens et libanais massacrés. Mais quand ces civils innocents se trouvent mis sur le compte des « victimes collatérales » (sic), on ne peut que d’interroger sur le véritable sens et les sérieuses limites de cette compassion. Cette formule singulière a été médiatisée par le porte-parole de l’armée israélienne qui s’efforce laborieusement de justifier des carnages a répétitions dont le nombre est autrement plus élevé que celui des chefs du Hamas éliminés. Il est pour le moins surprenant de voir des hommes de Dieu désireux d’appeler a la Paix, renoncer au langage sublime des Écritures pour paraphraser des hommes de guerre qui cherchent désespérément a se donner bonne conscience quand ils sont interpellés au nom de l’Ethique élevée du Judaïsme, au nom duquel ils prétendent combattre.
Une représentativité contestée
On passe de l’indignation a la stupeur au vu du choix d’un seul et unique responsable de mosquée pour signer un texte qu’il ne semble pas avoir bien lu… Les rédacteurs cherchent visiblement a faire adhérer des musulmans à leurs vues. Mais peut-on parler d’un « texte approuvé par les musulmans » en sollicitant un « représentant » autoproclamé de l’Islam en France ?
On sait que ce tout nouveau « bureaucrate d’une foi » qu’il connaît mal se soucie surtout de garantir les intérêts d’une faction algérienne intéressée prioritairement par les seuls à-côtés financiers de la vie religieuse. Sa participation active a la dernière campagne électorale algérienne, pour laquelle il a mis a contribution de ce qui lui reste comme partisans habitués aux flux financiers qui accompagnent ce genre d’agitation, a montré que ses objectifs principaux ne sont ni la défense de la « la-ï-ci-te », ni la promotion d’un « Islam des Lumières » qu’il a découvert lors de récents débats, à finalité médiatique, avec des non-musulmans qui s’étaient donné la peine de faire quelques lectures avant de faire de cette religion un objet de communication.
Il avait commencé cette confusion des genres en organisant, à chaque élection, de véritables meetings électoraux où il a appelé à voter pour un candidat qu’il a choisi selon des critères autres que ceux des électeurs musulmans. Ce faisant , il perturbe la tranquillité d’un lieu de recueillement et de fraternité en y introduisant les tensions inhérentes a la vie politique qui devient de plus en plus agitée, parfois violente.
Les musulmans pratiquants recherchent à la mosquée la Sakina, mot qui a son équivalent en hébreu, qui se traduit par la « Paix intérieure ». L’agitation et les gesticulations médiatiques de ce spécialiste de l’optimisation des usages du religieux à d’autres fins rendent malaisée cette recherche commune à tous les Gens du Livre. Cette recherche de la Paix intérieure rend les « paroissiens » musulmans particulièrement attentifs à l’Appel du 7 octobre. Mais le choix d’un seul signataire musulman choisi parmi les plus contestables, privent ces sincères demandeurs de dialogue d’un grand nombre d’interlocuteurs musulmans autrement plus valables que cet ex-avocat d’affaires qui a négligé d’apprendre la langue arabe, a oublié d’améliorer sa culture islamique et négligé d’acquérir des connaissances islamologiques. Toutes ces insuffisances font de lui l’un des rares recteurs de grandes mosquées incapable de diriger la prière collective qui reste le symbole de l’unité morale des musulmans, mais qui se trouve mise en péril par l’introduction d’un nouveau genre d’ »Islam politique » dans un lieu de culte.
Malgré les récurrentes professions de foi laïcistes, servies par ce passionné de communication aux médias et hommes politiques complaisants, cette forme d’Islam politique pose à la laïcité et à la démocratie des problèmes non moins préoccupants que ceux des différents radicalismes qui mobilisent tous les islamo-politistes sécuritaires devenus hégémoniques à la faveur du déclin de l’islamologie classique qui aurait pu prévenir les départs en Orient des jeunes musulmans désireux de faire des études sur l’Islam. Des études que ne leur proposent ni l’Université, ni les « Instituts » musulmans, comme celui de Paris, qui reçut pendant 25 ans des financements publics, malgré son caractère fictif. Quand Dalil Boubakeur voulut le faire fonctionner, ne serait-ce que pour former les cadres religieux demandés par les pouvoirs publics depuis des décennies, la camarilla qui régente la Mosquée a freiné des quatre fers. On sait maintenant que ces sabotages avaient pour mobile la préférence pour la continuation des détachements d’imams qui profitent à une Issaba qui demande toujours plus..
Ces précédents parmi tant d’autres devraient donner a réfléchir à des hommes et femmes de valeur, comme la regrettée Carrère d’Encausse qui servirent de faire-valoir à un recteur de plus en plus contesté. Ceux qui continuent à participer à ses gesticulations ne peuvent plus répondre: « On ne savait pas! ». L’agitation pour la dernière campagne électorale algérienne suffit amplement à leur ouvrir les yeux. Et les révélations effarantes sur les flux financiers pour lesquels s’agitent ces pseudo-religieux ont de quoi justifier leur interpellation par ceux qui continuent à jouer les faire-valoir.
Ces révélations parfois stupéfiantes, ces ambiguïtés persistantes et ces contradictions flagrantes renseignent suffisamment sur le sérieux déficit de légitimité de ce recteur qui doit être ravi de voir son nom aux côtés de véritables hommes de Dieu, de culture et de dialogue. Il peut exhiber cette convivialité pour faire croire qu’il lui reste encore quelques débris de légitimité. De nombreux lecteurs de l’Appel vont jusqu’à reprocher, à tort ou à raison, aux dignes représentants des autres cultes d’allonger la liste des faire-valoir que ce recteur utilisera pour dissimuler, autant que faire se peut, son sérieux déficit de légitimité.
Puissent ces signataires de bonne foi se souvenir qu’il y a une dizaine de mosquées dans Paris intra-muros, et pas moins de 3000 lieux de culte dans toute la France. Il serait hautement souhaitable que les dignitaires des religions du Livre s’avisent de dialoguer avec certains des très dévoués responsables de ces autres mosquées pour mettre fin a ce préoccupant monopole qu’exerce un recteur qui confond Ijtihad et communication, prière et électoraliste, religion et affairisme. Le Commissaire au Commerce de l’Union Européenne a dénoncé le monopole du contrôle par la seule mosquée de Paris de la viande importée par l’Algérie. Ce Commissaire n’est ni un fondamentaliste, ni un ennemi personnel du recteur. Il se contente de dire le droit et d’appeler au respect des règles de la Concurrence. A la lumière de ce prestigieux exemple, il est permis de demander, respectueusement, aux responsables des autres cultes de mettre fin aux monopoles que cherche a exercer la mosquée de Paris. Cela suppose le choix de nombreux autres interlocuteurs parmi les musulmans autrement plus qualifiés que le recteur qui mêle l’activisme électoral a la vie religieuse et aggrave le tout par des langages multiples qui lui valent plus d’un grand écart.
Pour un véritable esprit de dialogue
Je m’autorise à m’adresser ainsi à vous, Monsieur le Grand Rabbin en souvenir de mes participations actives et durables avec la Communauté juive de France, notamment avec d’admirables rabbins d’origine nord africaine. Les plus inoubliables sont le regretté Grand Rabbin de France René Sirat, le rabbin Samoun , qui dirigeait l’Institut Rachi ( dont le recteur de la mosquée de Paris ne s’est jamais avisé de s’inspirer) et le rabbin Sultan. J’ai été pendant des années l’interlocuteur musulman de ces hommes de foi et de dialogue qui ont sûrement de dignes successeurs au sein de la Communauté juive. Sans parler du dialogue loyal que j’avais entretenu avec le Rabbin Farhi, soucieux d’échanger au nom du Judaïsme libéral, autant avec les autres courants de sa communauté qu’avec l’Islam qu’il respectait, en bon lecteur de Maimonide.
Personnellement, je regrette l’absence dans l’espace médiatique de ce genre d’interlocuteurs. Mais je reste persuadé qu’il est possible de promouvoir un dialogue en vue de la coopération entre forces spirituelles pour le respect de la dignité humaine, la vraie tolérance et la paix dans le monde. Cela suppose l’acceptation de nouveaux interlocuteurs qu’il n’est pas difficile de trouver. La présence d’autres hommes de dialogue n’exclut pas l’invitation, ni les signatures du recteur de la mosquée de Paris. Mais acceptera-t-il si facilement la remise en cause du monopole qu’il a pu exercer jusqu’à présent? Lui seul pourrait répondre a cette question. Avec ou sans lui, les grandes religions ont besoin de dialoguer davantage pour faire en sorte que pour chaque croyant de chacune de ces familles spirituelles, autrui puisse devenir un prochain.
Veuillez croire, Monsieur le Grand Rabbin, à l’assurance de ma haute considération.
Sadek Sellam. Historien de l’Islam contemporain