Par Karim Ifrak
Docteur de l’École Pratique des Hautes Études
(E.P.H.E).Karim IFRAK est islamologue et codicologue, spécialiste de géopolitique des mondes musulmans.
Mystique, poète, philosophe et théologien, Djalâl Dîn Rûmî (m. 1273), plus connu sous le nom de « Mévlana » (notre maître), est un des grands maîtres spirituels qui ont profondément influencé l’univers du soufisme. Fondateur de la Mawlawiyya (Mevlevi) dont les membres sont connus sous le nom de « derviches tourneurs » qui, bercés par le samaa, (l’oratorio spirituel), tentent d’inhiber le « petit moi » terrestre au profit du « grand moi » céleste. Développée en confrérie, la Mawlawiyya qui a vu le jour à Konya (Turquie), s’est implantée, avec le temps, aux Balkans, en Syrie, en Égypte, au Liban, en Palestine, et particulièrement à Jérusalem. De nos jours, elle est officiellement dirigée, depuis Konya, par Faruk Hemdem Celebi, 20e arrière-petit-fils (22e génération) de Djalâl Dîn Rûmî,. Et à l’instar de nombreuses Tarîqa (voie) soufie, l’ordre Mevlevi est caractérisé par une « Silsila » (chaîne initiatique de transmission spirituelle) qui remonte jusqu’au prophète Mohamed (S) (m. 632) et à son cousin et gendre Ali Ibn Abi Tâlib (m. 661).
Auteur prolifique, l’œuvre de Mévlana demeure vivace, particulièrement à la faveur de son recueil phare le « Masnavi ». Une somme de commentaires ésotériques du Coran et des hadiths forgé de quelques 25 618 distiques chargés de milliers de paraboles, considérée, de nos jours encore, comme une des œuvres les plus influentes au sein de l’univers soufi.
En islam, l’enseignement par la parabole, trouve sa source et ses origines dans le texte coranique. On la rencontre, déclinée, à travers plusieurs branches, au sein de ses 114 sourates. Des branches au nombre desquelles on peut citer la métaphore (majâz), l’ambigu (moutachabh), la complexe (al-mouchkal), et jusqu’à l’hermétique ; celle dont l’interprétation n’est connue que d’Allah seul. Lire, par exemple, le texte coranique, tout en ignorant tout de ses clés de lecture, ses passages liés et déliés, spécifiques et généraux, segmentés et autres, ses sens pluriels, souvent voilés, échapperaient alors complétement à notre discernement. Un Texte, tout en nuance et en subtilité, se dévoilerait alors, à notre intelligence, totalement décousu et par conséquent dénué de tout intérêt. Ce qui n’est pas sans poser, légitimement, la question de savoir pourquoi recourir à ce type de messages saturé de bifurcations, bien souvent complexe à saisir, particulièrement dans le cas d’un non-initié ?
La raison première est qu’il est des messages tellement complexes, tant au niveau de la forme que du fond, qu’il n’est guère possible de les exposer pleinement sans recourir à la parabole. Les 11 planètes, en plus du soleil et de la lune que le prophète Joseph a vu dans un de ses rêves (sourate 12), en disent long sur la place qu’occupe la parabole dans la communication en général, dans l’univers de la mystique en particulier. La vie du prophète Joseph, jonchée, le long de plusieurs décennies, de défis et de difficultés, de souffrance et de gloire, est finalement résumée dans quelques mots d’à peine une petite phrase. S’atteler à fixer par écrit la biographie de ce grand prophète, plus ou moins dans ses menus détails, occuperaient à n’en pas douter les pages de plusieurs dizaines de volumes. Voila donc à quoi sert la parabole.
Or, à l’instar d’un train qui peut en cacher un autre, il n’est pas rare qu’une parabole cache également une seconde. En concentrant une vie entière dans une seule phrase, le message coranique fait allusion, en réalité, à un autre message, à savoir qu’il est aussi aisé pour Allah de convertir une vie de misère en une vie de gloire et vice-versa, aussi promptement qu’il nous faut de temps pour lire une phrase forgée de quelques vocables.
La seconde raison est que la parabole permet d’interpeller, à la fois et en même temps, et la raison et le cœur des Hommes. Porteuse d’un message sous forme de clés, elle se veut un code complexe qui nous invite à le déchiffrer afin de mettre la main sur le précieux message qu’abrite le message, chacun selon ses propre capacités intellectuelles et spirituelles. Ce dernier point est grandement important car il n’est pas rare que les messages paraboliques des grands maîtres spirituels, transcendant l’espace et le temps, soient adressés, non pas aux « témoins » (auditeurs), mais plutôt aux « acteurs ». Ces derniers sont les seules capables de saisir leurs sens cachés, et ce parfois des décennies, voir des siècles plus tard. La mission des transmetteurs initiaux du message parabolique du maître (les témoins), dénués des outils capables de le déchiffrer, se borne donc à sa seule transmission, le plus fidèlement possible, à travers le temps et l’espace. Une réalité subtile que l’on découvre dans les enseignements du prophète Mohamed (S) qui nous dit : « il est parfois des destinataires plus conscients que les auditeurs (transmetteur) ».
Reste une troisième raison, mais qui n’est pas forcément la dernière. Étant, de base, une réflexion complexe, la parabole agit sur l’intellect de l’auditeur à la manière d’un corps étranger intégralement noyé dans l’obscurité. Exposé au touché et non à la vue de ses explorateurs, en le tâtant, chacun imagine sa réalité selon ses propres expériences, facultés intellectuelles et sensorielles, mais surtout selon la perspective qui s’offre à lui. Face à ce corps étranger que l’on peut donc juste toucher et non pas voir dans son intégralité, permet à chacun de toucher du doigt une part de la vérité et non de toute la vérité. Avoir conscience de cette limite, se veut donc le début de la connaissance.
L’esprit humain étant fini, il ne peut voir au-delàs de l’infini. À une nuance prés, c’est que le fini des uns n’est pas nécessairement le fini des autres. Il s’agit, dans ce second cas, « d’acteurs » douées d’une vision qui leur permet de voir par-delà la vision, au plus près de la vérité, de toute la vérité et rien que la vérité. Une réalité que tente de déchiffrer pour nous, avec le concours d’une autre parabole, Mévlana en disant : « qu’entre le petit homme de la vie quotidienne et le « Grand Moi » caché derrière ce petit homme, il y a tout un océan ».
Il est indéniable que tous les maîtres soufis ne partagent pas le même statut tant sur le plan intellectuel que spirituel. Certains sont plus savants que d’autres et d’autres plus spirituels que certains. Cependant, il existe un troisième corps, à la fois grandement savant et grandement mystique, imposant aux personnes intéressées une lecture extrêmement fine de leurs propos, le tout accessible à la lumière d’une intense spiritualité. Mévlana fait partie de cette catégorie singulière qui aime prendre plaisir à torturer, par des propos hautement sophistiqués, nos modestes esprits.
Tenter d’expliciter ce qu’affirme un esprit aussi favorisé, exige à n’en pas douter, la maîtrise de plusieurs compétences : scientifiques d’abord, en l’occurrence linguistique, philosophique et théologique, en complément, et cela va de soi, d’une solide familiarité avec l’univers mystique. Ainsi, lorsque Mévlana affirme, dans l’un de ses célèbres poèmes : « Je ne suis ni chrétien, ni juif, ni parsi (zoroastrien), ni même musulman »., la question qui nous vient alors à l’esprit est que cherche-t-il à nous annoncer ?
En islam, la toute première injonction adressée au prophète Mohamed (S) est : « Iqraa » (Lis). Or, il se trouve que cette primo injonction, abrite, tout en subtilité et implicité, une seconde, à savoir : « ÉCOUTE ». À défaut de savoir « ÉCOUTER », il n’est alors guère possible de retenir quoi que ce soit, et encore moins, transmettre quoi que ce soit à qui que ce soit. Sans cet ordre, finalement observé, il n’y aurait jamais eu de Message, ni de Coran, ni d’islam tout court. Aussi, afin de pouvoir transmettre, développer ses facultés intellectuelles et spirituelles, il est impératif d’apprendre à « ÉCOUTER » et ce pleinement. Apprendre à « ÉCOUTER » et apprendre à Être à « l’écoute » de notre monde, avec notre raison, notre cœur et notre esprit à la fois, seul permet de découvrir ses nombreuses réalités, visibles et invisibles, et de mieux les apprécier à leur juste valeur.
En affirmant « n’être ni chrétien, ni juif, ni parsi, ni même musulman », Mévlana tente de nous avertir qu’à la faveur d’une écoute « experte », on peut éviter de se limiter à une seule et unique réalité. À force, on finira par les transcender toutes, avant de toucher du doigt La Vérité, toute La Vérité et rien que La Vérité. En devenant « aucun », Mévlana, loin de tout esprit de syncrétisme, accède alors au statut de « tout ». Ainsi, il échappe au piège de l’assujettissement que développent nos convictions respectives et nos certitudes subjectives. N’étant plus sous l’emprise d’aucune « évidence », il s’est offert alors à lui l’occasion de pouvoir toucher du doigt la seule et vraie conviction ; celle qui conduit à Lui, celle qui est Lui, celle qui permet de ne plus faire qu’un avec Lui.
Certains pourront être déroutés par une telle affirmation. On les orientera vers ce délicat hadith qudsi dans lequel Allah nous indique Le Chemin qui mène à Lui. « À force de vouloir se rapprocher de Moi, par des actes d’adoration jusqu’à ce que Je l’aime, Mon serviteur, une fois que Je l’aime, Je deviens son ouïe avec laquelle il entend, sa vue avec laquelle il voit, sa main avec laquelle il opère et son pied avec lequel il marche ».
En relisant cet initiatique poème de Mévlana, à la lumière de notre modeste lumière qui n’a nullement la prétention d’être la seule, on se rend vite compte de la fine vision au-delà de la vision dont il était le récipiendaire. Une vision qui nous aiderait, en particulier de nos jours, à améliorer notre vivre-ensemble ô combien fragile.
J’ai regardé dans mon propre cœur
C’est là que je L’ai vu
Il n’est nulle part ailleurs
Je ne suis ni chrétien, ni juif, ni parsi, ni même musulman
Je ne suis ni d’Orient ni d’Occident, ni de la terre, ni de la mer
J’ai abdiqué la dualité, j’ai vu que les deux mondes ne sont qu’un
Un Seul je cherche, Un Seul je contemple, Un Seul j’appelle
Il est le premier, Il est le dernier, l’extérieur et l’intérieur
Je ne sais rien d’autre que « Ô Toi », « Ô Toi qui est »
Plein de sérénité, de bonté et de tolérance, Mévlana Djalâl Dîn Rûmî, alors que l’époque était marquée par les croisades, les intolérances et les fanatismes, n’avait de cesse de réitérer cette sage parole : « si ton âme est assez pure et pleine d’amour, elle devient comme Marie, elle engendre le Messie ». À méditer également… sans modération.