TRIBUNE : « MA RÉPONSE AU DISCOURS DES MUREAUX » PAR SADEK SELLAM

Sadek Sellam est un historien franco-algérien, spécialiste de l’islam en France. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages :
La France et ses musulmans : un siècle de politique musulmane (1895-2005), L’Islam et les musulmans en France, éditions Tougui (1987), Parler des camps, Penser les génocides, Être musulman aujourd’hui.
Il réagit, par une lettre adressé à ses lecteurs, aux propos d’Emmanuel Macron sur le séparatisme.

LETTRE À MES AMIS, EN RÉPONSE AU DISCOURS DES MUREAUX

Chers amis,

Vous avez été plusieurs à bien vouloir solliciter mon avis sur le discours prononcé par le président Macron le 2 octobre aux Mureaux.

Les réactions les plus véhémentes portaient sur la phrase mentionnant « une crise mondiale de l’islam », en tant que religion. Les communiqués de « l’Union mondiale des Oulama musulmans » et la prestigieuse université d’El Azhar méritent d’autant plus d’attention qu’ils émanent d’instances attachées à une conception élevée de la religion, qui appellent au dialogue, notamment avec les religions du Livre, et bannissent tout recours à la violence au nom du Coran.
Mais ces instances ne commentent que ce passage, lequel , il est vrai, aurait pu être formulé avec davantage de nuances.

Les musulmans de France, surtout ceux qui sont au fait des précédents en matière de « politique musulmane », marqués par un nombre impressionnant d’occasions manquées, jugent d’abord sur les actes. Or, il est, dans ce discours du Président Macron, un élément qui constitue un véritable tournant dans cette politique : la décision de mettre d’importants moyens à la disposition de la Fondation de l’Islam de France pour lui permettre d’ouvrir un Institut d’études et de recherches sur l’Islam.

L’annonce du Président Macron peut être appréciée à sa juste valeur si on a à l’esprit le refus du projet de Faculté de Théologie Musulmane à Strasbourg, proposée par le regretté Ali Merad en 1989. Il faut aussi se souvenir du désintérêt total du Ministre de l’éducation de 1992, Lionel Jospin, pour le Centre National d’Études de l’Islam que voulait ouvrir la Vème section de l’École Pratique des Hautes Études. Devenu premier ministre, il laissa également sombrer l’important projet d’École des Hautes Études de l’Islam présenté en 1998 par Jean-Pierre Chevènement. Ce dernier projet comportait une Université Ouverte qui aurait pu accueillir les musulmans qui, pour étudier l’Islam, n’avaient jusque là d’autre moyen que de se rendre dans des pays où ils se trouvaient parfois entraînés dans de dangereuses aventures. L’échec de ces beaux projets prématurément avortés sont à l’origine du grave déficit éducatif qui explique la faible participation des nombreux musulmans qualifiés à la prévention des radicalisations.

De ce déficit éducatif est également responsable le contexte historique de l’Islam de France, traditionnellement atomisé entre des oligarques, dont les privilèges exorbitants, le népotisme, et les rivalités mirent en échec les initiatives visant à organiser la communauté musulmane. Ainsi fut enterré l’ambitieux « plan Dumas » d’avril 1992 qui prévoyait un budget de 20 millions de francs (équivalent de 3 millions d’euros) pour la création d’un Institut Musulman de France. Celui-ci promettait de mettre de l’ordre dans les subventions accordées jusqu’ici sans contrôle, et de réglementer l’établissement et l’utilisation de la taxe halal ou de la revente des visas pour le pèlerinage. En mettant d’importants moyens à la disposition d’un Institut Musulman, le plan Dumas aurait permis de former les cadres religieux et de rénover un enseignement des disciplines religieuses, dont l’archaïsme explique en partie les radicalisations d’aujourd’hui.

L’opposition à ce projet des interlocuteurs musulmans de l’Etat, fortement liés à leur pays d’origine, ainsi que les considérations politiques et diplomatiques consécutives à ces liens, firent capoter le projet. Les conséquences en furent la poursuite de l’envoi en France d’imams arabophones « détachés », qui est aujourd’hui montré du doigt par les autorités comme un danger de radicalisation potentielle. A cet égard, l’aide annoncée de l’Etat à  l’ouverture d’un Institut sur l’Islam traduit un volontarisme qui tranche sur les velléités d' »organisation » de l’Islam qui auront laissé l’Islam dans un état de délabrement intellectuel qui ajoute aux terreaux des radicalisations.

Voilà ce qu’il convient de dire des actes, qui comptent plus que les paroles.

Parmi les paroles, il faut privilégier le passage où le président Macron déplore la « ghettoïsation » pour mieux la mettre sur le compte de « nos lâchetés ».

L’allusion est claire: c’est une critique des politiques irresponsables qui laissèrent se perdre des « territoires de la République » qui n’étaient pourtant pas perdus quand la « Marche pour l’égalité » de 1983 révéla l’ampleur des problèmes d’intégration. Au lieu de commencer à les résoudre, les mouvements socialistes choisirent de parler de « Marche des Beurs », pour donner une dimension identitaire à des problèmes qui étaient en réalité d’essence sociale. L’émergence de jeunes musulmans pratiquants semblaient donner raison aux socialistes, même s’il s’agissait plus de piétisme et de ritualisme que de fondamentalisme et d’intégrisme.

Ainsi émergea « une génération sans instruction », comme on disait en 1850 en Algérie, où l’on s’avisa d’ouvrir les Medersas d’État afin de prévenir in extremis les risques d’une religion sans « représentants réguliers », au nom de laquelle finissent par s’exprimer  » les furieux et les imposteurs », selon les craintes d’un Tocqueville.

Dans la France de la fin des années 80, l’absence d’éducation musulmane rendait inévitable le passage du ritualisme au fondamentalisme, puis à des formes inquiétantes de radicalismes. Consulté à plusieurs reprises, le regretté Jacques Berque recommandait l’ouverture d’un « Institut Averroes sur la montagne Sainte Geneviève ». Devant les refus successifs de ce genre de propositions, Berque se déclara « sidéré de la cécité française sur l’Islam ». Désespéré, celui qui aurait dû être écouté comme l’avait été Tocqueville après son rapport de fin 1847, tirait la sonnette d’alarme : « nous sommes en train de perdre la guerre d’Algérie pour la deuxième fois ». Après les examens de conscience imposés par les attentats de 2015, Berque, qui était en passe d’être oublié, eut finalement les honneurs d’être cité par  Bernard Cazeneuve et paraphrasé par Laurent Fabius. Quant à Manuel Valls, qui heurta les chercheurs par une de ces formules à l’emporte-pièce qu’il affectionnait :  « expliquer, c’est excuser », il proposa la création d’un « Institut de théologie musulmane » conforme à sa vision « sarkozienne » de l’islam. En réalité, une manière d’avoir les théologiens musulmans « sous la main », afin d’avoir en permanence un regard – et une oreille – sur eux.

C’est à l’aune de ces errements qu’il faut juger le discours présidentiel du 2 octobre. L’autocritique présidentielle, qui vient d’être suivie du renoncement au terme contesté et contestable de « séparatisme », est à mettre à l’actif du président. Avant d’emboiter le pas aux Oulama qui reprochent, à juste raison,  la phrase aux accents sarkoziens, les musulmans doivent d’abord comparer avec l’absence totale d’examen de conscience chez ceux qui aspirent à représenter les musulmans de France. . La plupart s’entichent d’un soufisme de façade sans s’aviser que l’un des grands mystiques de Baghdad s’appelait Muhacibi, « celui qui pratique l’examen de conscience ».

On le voit bien, malgré les défauts que lui trouvent les Oulama (avec lesquels la discussion est toujours possible), le discours de Macron a un avantage inattendu : il appelle à une introspection profonde et sincère des « représentants » officiels de l’Islam en France, et l’instauration d’un débat véritable entre les instances qu’ils représentent.

Sadek Sellam

Rappel : les textes publiés dans cette rubrique, destinée à donner une visibilité à la pluralité des opinions, n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent que les convictions de ceux-ci.

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