LES EFFETS DU TERRORISME ISLAMISTE SUR LES MUSULMANS DE FRANCE – III par Manuel San Pedro

Tour Eiffel et Trocadero - Exposition Universelle 1900

Manuel San Pedro est professeur d’Histoire, auditeur à l’École Pratique des Hautes Études, travaillant sur l’histoire des comportements.

Article publié : « A quoi sert le terrorisme ? » in Cahiers de la sécurité et de la justice – N° 47 – 10 mars 2020

III- Une double mise en demeure

Les musulmans constituent la « population cible » du terrorisme, et ce à double titre. D’abord parce que les djihadistes veulent embrigader et réislamiser cette population, et surtout parce que l’objectif des terroristes est que les attentats déclenchent des pogroms antimusulmans, ou du moins une attitude sociale et légale antimusulmane, le tout servant de prélude à une guerre civile[1].

  1. « La grande épreuve » des musulmans

Les Français musulmans ont tout d’abord été sommés de se positionner face aux attentats, ce qu’ils ont fait. Le CFCM a condamné les attentats et a appelé à manifester le 11 janvier 2015, y compris l’UOIF qui avait porté plainte contre Charlie-Hebdo. De plus, des appels sans ambiguïté en vue d’une parfaite coopération sécuritaire furent répétés.

Le Rassemblement des Musulmans de France appela chaque imam à élever une prière à la France chaque vendredi. Les attentats ont fait bouger les lignes quant à lé référence nationale. Nabil ENNASRI, présent à un rassemblement devant le Bataclan, avec drapeau tricolore et hymne national improvisé, décrit les étapes de son évolution : « Il y a un infléchissement du discours chez les jeunes : ils s’affichent sans complexe comme Français et musulmans. […] Il y a encore quatre ou cinq ans, je n’assumais pas ce côté identitaire français. Il y a même dix ans, c’était plutôt l’inverse : je crachais sur la France du fait de son histoire coloniale. Aujourd’hui, j’assume ».

Après le positionnement, les musulmans ont eu à affronter une série d’actes souvent hostiles. Par ordre d’importance, ils concernent les femmes voilées, puis les lieux de culte (moitié des mosquées françaises passant sous protection) et enfin des appels à la haine sur le net, qui constituent une nouveauté[2]. En dehors du cas des femmes voilées, ces réactions s’éteignent au bout de quinze jours[3].   Politiquement, les attentats ont fortement fait augmenter l’exigence sécuritaire- y compris chez les musulmans[4]. Cela a conduit les français musulmans à éprouver les effets de la politique sécuritaire affirmée dans le cadre de l’état d’urgence et de ses suites.

Sur un temps plus long, l’évolution est plus favorable à la fois dans l’opinion publique et dans l’opinion musulmane. Entre Charlie (7 janvier 2015) l’assassinat du père Hamel (26 juillet 2016), les attentats sont devenus à la fois de plus en plus inacceptables pour la communauté musulmane et ils ont suscité de moins en moins d’actes islamophobes. Enfin, on constate que l’attitude des non-musulmans est avant tout une question de proximité, la peur augmentant avec la distance physique ou sociale[5].        A plus long terme encore, l’opinion se montre plus favorable envers les musulmans, mais avec une nuance importante : elle différencie de plus en plus des pratiques religieuses privées de mieux en mieux acceptées et des pratiques publiques considérées comme de plus en plus gênantes.

Ainsi, le bilan s’avère contrasté. Les institutions religieuses et les musulmans ont eu l’occasion de réaffirmer leur attachement au pays et à ses valeurs, mais sur fond de mises en demeure, en tant que communauté, ce qui signifie une consolidation de ce concept. En regard, le reste de la population témoigne d’une acceptation partielle de l’islam sur fond de demande de sécurité. Elle cherche également à mieux cerner ce que pense cet islam de France traversé par de nombreux débats.

2. Daesh, un défi théologique

            Très vite, une partie de la communauté intellectuelle musulmane a ressenti le besoin d’apporter une réponse doctrinale et intellectuelle au terrorisme.

Un tel besoin s’est d’autant plus fait sentir que Daesh possède au moment des attentats un organisme de propagande performant et moderne : le Centre Médiatique Al-Hayat, qui produit en plusieurs langues, dont la revue en français Dâr al-Islâm. Celle-ci publie des numéros très longs dans une langue soutenue et puise de façon érudite dans les textes de la Tradition et du droit musulman pour justifier théologiquement les attentats. Dans son numéro 8, pas moins de 35 pages y étaient consacrées[6]. Dans son numéro 10, la revue a mis au défi les théologiens français de produire une réfutation du terrorisme[7]. Ce défi est d’autant plus ardu que dans le même temps, une autorité religieuse magistérielle telle que celle d’El Azhar a refusé de qualifier l’État islamique d’apostat[8].

Sur le plan quantitatif, des milliers de vidéos de propagande ont été diffusées par un autre organisme de Daesh, Al-Furkan Media, diffusant non seulement des contenus mais aussi une esthétique djihadiste.

Face à ce défi à la fois théologique, théorique et communicationnel, plusieurs réponses ont été apportées.

Il y a d’abord ceux qui ont fait le choix de la restauration : il s’agit de choisir dans le corpus médiéval le „vrai islam“. Tout lien entre le droit musulman et la violence terroriste est écarté. En restant fidèle aux anciens, on élève le meilleur rempart contre les dérives. Il s’agit d’une approche rigoriste dont le modèle est le juriste IBN TAIMIYYA (1263-1328). Celui-ci prônait une religion dite du « juste milieu », qui s’avère très littéraliste et stricte [9].

Pour d’autres il faut réformer l’islam, éliminer la violence de la charia et promouvoir le principe d’égalité à tous les niveaux (entre sexes, entre religions), les valeurs de la République et celles de l’islam étant tout à fait compatibles. Mieux, si l’on considère les finalités de la charia, la France fait mieux que bien des pays dits musulmans. C’est donc à un véritable aggiornamento qu’appellent des personnalités telles que Ghaleb BENCHEIKH. L’objectif est d’historiciser le Coran, de montrer dans quels contextes et dans quels rapports de force sont nées telles ou telles prescriptions, si tant est qu’elles soient de véritables prescriptions.

Venons-en plus spécifiquement à la manière dont la jeune génération musulmane a perçu les affaires terroristes et y a réagi.

3. La perception du terrorisme chez les jeunes musulmans : une coupure générationnelle[10]

 Les jeunes ignorent les institutions initiées par les autorités et le réseau traditionnel des mosquées, mais aussi assez largement leur entourage. Ils se réfugient sur internet au sein de l’« islamosphère ».

Pour les plus jeunes encore, l’accès à l’information obéit à des règles et à des canaux spécifiques. Selon une enquête menée expressément auprès de lycéens de zones sensibles, musulmans, seule une petite moitié (48%) continue à suivre les médias français, et seulement à travers les chaînes d’information en continu. Pour eux « la force émotionnelle des informations« , est « le critère de véracité de leur jugement ». L’émotion suscitée par des actes terroristes est d’autant plus susceptible de toucher ce public, tout autant d’ailleurs que la violence des vidéos de Daesh.

Pourtant, si les élèves accordent la priorité à l’image et à l’émotion pour s’ouvrir au monde, ils savent que les images sont manipulables, mais… dans le cadre d’une théorie du complot. 44% des lycéens musulmans interrogés y adhèrent partiellement et 7% totalement. Ce chiffre est à rapprocher des musulmans dans leur ensemble : à la question « En France, les musulmans sont victimes d’un complot », 37% des sondés répondent oui. Au final, 67% des lycéens musulmans pensent que les médias ont menti au sujet des attentats de 2015, pour seulement 5% qui pensent qu’ils ont dit toute la vérité. Ainsi, le terrorisme joue un rôle actif dans la constitution d’un sentiment obsidional musulman.

De plus, le terrorisme instaure une séparation émotionnelle. 9% des lycéens musulmans « participent de façon active aux flux informationnels de Daesh », c’est-à-dire qu’ils reçoivent et retransmettent des contenus émanant d’Al-Furkan, voire de Dâr al-Islâm. Pour ces élèves qui ne regardent pas les médias traditionnels français, adhèrent à des régimes de vérité alternative et retransmettent des contenus djihadistes, les chercheurs ont forgé le concept de « radicalité informationnelle« . Le mot renvoie à la notion de coupure complète vis-à-vis des sources d’information communes et de leur contenu. La plus grande surprise des enquêteurs vis est la distance émotionnelle établie par les élèves musulmans. Ainsi, 13% des élèves musulmans ne condamnent pas totalement attentats de novembre 2015. Parmi eux, un tiers affirme ne rien avoir éprouvé, n’en avoir rien à faire (en termes parfois très crus) avec très peu d’empathie pour les victimes. Une minorité approuve les attentats de 2015 (3%) et a ressenti de la joie (2%).

Pour expliquer de telles réactions, les chercheurs ont cherché à élaborer un modèle explicatif, très nuancé, combinant plusieurs facteurs.

Le plus important est la tolérance à la violence et à la déviance ordinaires. En effet, « le terreau de la radicalité religieuse n’est pas uniquement religieux […] (il) est aussi manifestement associé à des prédispositions à la violence ou à la déviance détachées de motifs religieux ». Il existe en effet une socialisation à la violence et à la déviance« , liée à l’existence d’une « culture déviante ». Entrent en jeu une moindre intégration scolaire, l’idée d’un mode divisé entre faibles et forts, et surtout le sexe (masculin).

L’autre grand facteur est l’adhésion à un « modèle absolutiste » : penser « détenir la vérité absolue sur questions religieuses, mais aussi vouloir l’imposer dans le monde séculier ». Ceci est sans rapport avec des facteurs socio-économiques : « L’effet « islam » est fort et résiste à l’introduction des variables socio-économiques, mais également à d’autres variables (discrimination, conflits familiaux) ». Il y aurait donc un « effet spécifique de l’appartenance à l’islam ».  Les élèves développent l’idée que « la critique de la religion (…) témoigne d’un manque de respect envers les croyants eux-mêmes« .

C’est la combinaison de la tolérance à la violence-déviance d’une part, et à l’absolutisme religieux d’autre part, qui produit les réactions de rejet face aux minutes de silence, et de « compréhension » à l’égard des actes terroristes. 13% des lycéens musulmans interrogés sont à la fois tolérants à la violence et à l’absolutisme religieux (contre 2% des élèves se déclarant chrétiens et 0% des sans-religion).

Les auteurs soulignent qu’il ne faut pas interpréter religieusement la radicalité religieuse : « Le facteur le plus prédictif de la justification de la violence religieuse était les prédispositions à la violence et à la déviance » ainsi que l’appartenance au sexe masculin. Si l’on considère les musulmans dans leur ensemble, 28% combinent « à la fois des attitudes autoritaires et d’autres que l’on pourrait qualifier de sécessionnistes [11].

Une partie des jeunes musulmans a donc adopté une position de repli intellectuel face aux flux médiatiques relatant les attentats et les prises de position communes, mais il s’agit également d’une position de repli cognitive, puisque ces jeunes se coupent des sources d’informations communes, de leurs explications et pire peut-être, des émotions qu’elles véhiculent et qui permettent à une société de faire corps.

Si les musulmans ont posé un regard sur les attentats, ils ont été plus spécifiquement aux prises avec une politique antiterroriste menée depuis 2015. L’État français, on l’a vu, s’est trouvé dans l’obligation d’agir. Il est donc important de voir comment l’antiterrorisme, conséquence directe du terrorisme, a été perçu par les musulmans et quels changements de comportement il a provoqué.

Lire l’article « LES EFFETS DU TERRORISME ISLAMISTE SUR LES MUSULMANS FRANCAIS » Partie I  Partie II

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[1]Gilles KEPEL, entretien accordé au journal  Le Monde le 16 novembre 2015

[2]Les rapports 2016, 2017 et 2018 du CCIF affirment que 66% à 75% des actes islamophobes concernent des femmes , et qu’elles constituent 100% des victimes physiques voir par exemple : http://www.islamophobie.net/wp-content/uploads/2019/01/ccif_rapport_2017.pdf , p.14

[3]GALLAND (Olivier) & MUXEL (Anne) s.d., La tentation radicale. Enquête auprès des lycéens, Paris, PUF, 2018, 455 pages, p. 164

[4]RAGAZZI (Francesco), DAVIDSHOFER (Stephan), PERRET (Sarah) et TAWFIK (Amal), Les effets de la lutte contre le terrorisme et la radicalisation sur les populations musulmanes en France, Centre d’études sur les conflits, Paris, 2018, p.50

[5]op. cit., p.259

[6]Dâr al-Islâm, n°8, 7 février 2016, „Attentats sur la voie prophétique“, 114 pages

[7]Dâr al-Islâm, n°10, 20 août 2016 2016, „Attentats sur la voie prophétique Deuxième partie : Game Over“, p.6

[8]https://www.al-monitor.com/pulse/en/originals/2015/02/azhar-egypt-radicals-islamic-state-apostates.html

Je remercie chaleureusement Dominique AVON d’avoir attiré mon attention sur ce point au cours de son séminaire tenu à l’EPHE en 2018-2019.

[9]IBN TAYMIYYA (Taqî ad-Dîn Ahmad), Ecrits politiques, Paris, Nawa, 2017, 196 pages.

[10]Pour le développement qui suit : GEISSER (Vincent), MARONGIU-PERRIA (Omero), SMAIL (Kahina), Musulmans de France, La grande épreuve, face au terrorisme, Paris, Éditions de l’Atelier, 2017, 311 pages, pp. 126-130

[11]EL KAROUI ( Hakim), Un islam français est possible, Paris, Institut Montaigne, septembre 2016, 176 pages, p.28

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