Un débat pour rien
Plus de 15 millions de Français ont regardé l’ultime débat avant les élections présidentielles. Mais en fait, attendaient-ils vraiment quelque chose de ces deux personnes qui n’ont, finalement, pas grand chose à dire. Les paroles de l’un se sont évanouies dans ses actes, on espère que les paroles de l’autre ne seront jamais suivies d’actes.
Comme s’ils vivaient dans un monde qui n’existe pas, aucun n’a évoqué les problèmes qui sont réellement les nôtres. Des mesures qui ont affecté les plus pauvres, comme la baisse des APL, rien. De la colère des Français essayant en vain d’attirer l’attention du chef de l’Etat en revêtant ce gilet jaune qui signalent une présence dans l’obscurité, pas plus. Des riches devenus encore plus immensément riches et des pauvres devenus encore plus tragiquement pauvres, encore rien.
Et que l’on entende les impétrants à la direction de l’Etat s’écharper sur un vêtement féminin a quelque chose de surréaliste. Il n’y a pourtant pas tant de quoi s’étonner.
Voilà 15 ans que, pour des raisons qu’on a du mal à s’expliquer, les présidents successifs s’ingénient à banaliser les thèses racistes et xénophobes de l’extrême droite, au point que le Rassemblement National et ses précédents avatars sont aujourd’hui vus comme des partis « normaux ». Forcément, puisque ceux qui se réclament de l’esprit républicain recopient leurs discours. Pendant la mandature – devrait-on dire le règne – d’Emmanuel Macron, on est allé un cran plus loin, puisque le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin s’est égaré à accuser Marine le Pen de mollesse : «Que se passe-t-il ? Vous êtes dans la mollesse. Il faut reprendre des vitamines. Vous êtes allée trop loin dans votre stratégie de dédiabolisation.» lui a-t-il lancé lors d’un face à face télévisé en 2021. Comment s’étonner alors que le discours radical d’un polichinelle de plateaux, arrive à capter, ne serait-ce qu’un moment, jusqu’à 16% d’intentions de vote ?
Pourquoi les politiques s’entêtent dans cette stratégie perdante ? La radicalisation de Sarkozy, avec sa délirante « identité nationale » lui a fait perdre les élections. Le mariage contre nature avec Manuel Valls a fait chuter François Hollande et le dérapage à droite de Macron avec Gérald Darmanin et son « séparatisme » a remis Marine le Pen dans la course.
Les raisons, si on cherche à les comprendre, tiennent au fait que lorsqu’on n’a pas de programme, on fait de l’électoralisme. Et grande est la tentation d’utiliser ce truc éculé, mais toujours bigrement efficace, du « bouc émissaire ». La peur donne des ailes, et le chemises brunes reprennent leur envol.
Des candidats sans vision
Toujours est-il qu’on en est là. Un premier tour de présidentielles où l’extrême droite obtient plus de voix que le président sortant. Devant une presse étrangère sidérée et consternée, le débat politique français, qui n’ a jamais atteint un tel niveau de bassesse et de médiocrité, se focalise sur des questions aussi grotesques et inconsistantes que le fait de se demander si les femmes ont le droit ou non de se mettre un foulard sur la tête. Ce n’était vraiment pas la peine de faire la Révolution pour ça.
En réalité, depuis trois mandatures, nos présidents de la République se font remarquer par leur absence de vision. Ils paraissent naviguer à vue, écoutant un conseiller par ci, un autre par là, et réagissant avec panique et précipitation à un événement qu’ils ont été incapable de prévoir. De direction, de vision à long terme. Point.
Confucius disait : « Il n’est pas de vent favorable pour qui ne connait pas son port ». Contrairement à Jacques Chirac, Macron n’est pas un amateur de littérature orientale, mangas exceptés.
Pourtant, lors de la campagne présidentielle de 2017, nombreux sont ceux qui y avaient cru. Lors du fameux meeting de la Porte de Versailles, le candidat Macron avait promis de lutter contre les discriminations, voué aux gémonies ceux qui prône l’exclusion, le tri entre les Français en fonction de leurs croyances ou de leur couleur de peau. Il avait promis d’écouter le peuple, d’installer une démocratie de proximité, de tourner le dos à la « politique politicienne », de mettre fin aux petits arrangements entre amis. Résultat, les Français ont eu la loi « contre le séparatisme », la baisse de l’APL et l’augmentation du prix de l’essence, puis les gilets jaunes et l’extravagant « Grand débat » où seuls les amis de LREM étaient conviés. Ils ont connu les calculs électoraux avec le MODEM, les parachutages de petits copains au moment des municipales. Ils ont assisté à la saga grotesque de l’ami Benalla, ils entendu le Président lancer aux jeunes qu’il suffisait de traverser une rue pour trouver du travail, et promettre qu’il allait « emmerder » ses sujets – pardon, ses citoyens.
La déception étant à la mesure de l’attente, ce sont des choses que les Français ne lui ont pas pardonné.
Les musulmans au coeur des fantasmes
Quant aux français musulmans, ciblés en permanence par un ministre obsédé, ils ont subi la fermeture de leurs écoles, leurs mosquées, sous des prétextes caricaturaux. Ils ont vu l’Etat, transgressant son obligation de neutralité, s’immiscer jusque dans les prêches des imams auxquels ont interdit de parler d’islamophobie d’Etat. Ils ont entendu le gouvernement leur faire croire qu’il cherchait à chasser l’islam consulaire afin de les aider à mettre en place un islam de France, alors qu’en coulisse, il jouait sur les rivalités des uns et des autres, promettant aux uns ce qu’il avait juré aux autres, empêchant ainsi toute possibilité d’union.Car la hantise du ministre est le vote communautaire. On se demande pourquoi d’ailleurs. Préjuge-t-il que celui-ci lui sera, par définition, hostile ? Toujours est-il que les attaques incessantes contre la communauté musulmane ont fini par créer un point d’entente, peut-être le seul – en son sein : un vote de refus contre le Président sortant.
Les musulmans ont en effet voté massivement Jean-Luc Mélenchon. Toutefois, la forte abstention des jeunes musulmans n’a pas permis à celui-ci de se qualifier pour le second tour. Voilà pourquoi nous nous trouvons aujourd’hui devant ce choix cauchemardesque entre la peste et le choléra.
Que faire alors ?
Comprenons bien : la politique n’est pas un jeu video où il serait possible de prendre des risques insensés, et de recommencer la partie au cas où elle tournerait mal.Le programme de Marine le Pen à l’égard des musulmans, on peine à le croire, est encore pire que celui du gouvernement sortant. Prendre le risque d’une interdiction du voile, doublé d’un accord gouvernemental avec un sinistre comique qui veut interdire les prénoms musulmans, et la construction de mosquées, est au-delà du déraisonnable.
Si les musulmans veulent changer le cours des choses, être respectés, il convient de procéder par étape : en premier lieu, dégager la route des menées insensées de la candidate d’extrême droite. Le vote Macron est, hélas, le seul à être en mesure de déminer le terrain. L’abstention ne faisant qu’augmenter les chances de succès d’une extrême droite très mobilisée. Certes, apporter sa voix à celui qui a fermé des mosquées et des écoles, dissout le CCIF, et pulvérisé Baraka City a de quoi donner de l’urticaire, mais il n’y a pas d’autre alternative. Mais surtout, ce vote tactique doit impérativement faire partie d’une stratégie, celle de miser sur le « troisième tour », autrement dit les législatives.
Et là, toute défaillance ne serait pas seulement une erreur. Ce serait une faute. Nous ne pouvons prendre à nouveau le risque d’une nouvelle dérive islamophobe. On ne peut faire confiance à un président sans vison, sans valeurs fortes, pour endiguer ce phénomène mortifère. Les musulmans Français sont français avant tout et doivent assumer leurs responsabilités politiques. Il faut un contre-pouvoir à une gestion quasi monarchique où le parlement n’est que le vassal de l’exécutif. Ce sont les lois qui font la République, qui règlent notre vie quotidienne, et les lois, c’est le parlement. Il importe donc que la majorité à l’assemblée soit un organe de mise en oeuvre de la volonté du peuple et de contrôle de l’exécutif.
Cet équilibre, la constitution de la Vème république l’a prévue : elle s’appelle la cohabitation.
La gauche et les musulmans au pied du mur
Les musulmans sont donc au pied du mur. Les musulmans, mais pas seulement. Les candidats qui ont eu le courage de les défendre lors de la campagne pour le premier tour (pourquoi d’ailleurs employer le pluriel ?) ont maintenant la responsabilité de ne pas les décevoir. A eux de constituer les alliances nécessaires pour que les musulmans français aient enfin un mouvement sur lequel ils pourront compter pour les défendre à l’Assemblée Nationale. Et cette fois, ceux qui sont pour le vivre ensemble, qui voient dans le multiculturalisme la richesse de la France, et dans les musulmans une force de progrès ne doivent plus échouer sur le fil.
C’est ce à quoi Jean-Luc Mélenchon appelle. Avec 21,95 % des voix au premier tour, il peut en effet se poser en rassembleur des mécontents de la macronie. En votant massivement pour la France insoumise ou l’alliance qu’il pourrait former avec les écologistes, il pourrait avoir la majorité à l’Assemblée Nationale, et, ainsi que le veut la Ve République, être nommé premier Ministre. C’est exactement les termes de son appel : « Je serai le Premier ministre, pas par la faveur de M. Macron ou de Mme Le Pen, mais par les Français qui m’ont élu », a-t-il annoncé sur BFMTV. C’est dans cette perspective qu’il tend la main à à l’ensemble de la gauche, notamment avec EELV et le PCF : « J’appelle tous ceux qui veulent rejoindre l’Union populaire à se joindre à nous pour cette belle bataille. Il y a donc un troisième tour, il n’y a pas seulement un deuxième tour ».
Une éventualité cauchemar pour Emmanuel Macron, très attaché à l’aspect « jupitérien » de son mandat. Et Mélenchon ne manque pas de s’en amuser : la cohabitation, « si ça ne convient pas au président, il peut s’en aller, moi je ne m’en irai pas », a-t-il assuré, tout en affirmant vouloir être « le Premier ministre pour appliquer (son) programme ».
Pour contrecarrer cette éventualité, Emmanuel Macron a tenté de rallier les voix des candidats malheureux contre la possibilité d’obtenir quelques maroquins. Peine perdue avec jean-Luc Mélenchon : « Je ne négocie avec personne », a-t-il rétorqué à l’invitation.
Quant à savoir s’il préfère être le premier ministre de Macron ou de Le Pen, il assure que non, puisque « c’est le Premier ministre qui signe les décret » et que l’essentiel pour lui est d’appliquer son programme quel que soit le locataire de l’Elysée. Il rappelle néanmoins à ses amis sa consigne de « pas donner une seule voix à Mme Le Pen », car les dangers de l’un et de l’autre « ne sont pas de même nature ».
Le député des Bouches-du-Rhône sortant n’a pas voulu indiquer pour l’instant s’il se représenterait à la députation, puisque, de toutes façons, il n’est « pas besoin d’être député pour être Premier ministre ».
Jean-Michel Brun