FRANCE-ALGÉRIE : LA RUPTURE ?

Abdelmadjid Tebboune, président de l'Algérie

Il est bien difficile de comprendre la logique qui guide la politique étrangère de la France et en particulier à l’égard des pays avec lesquels elle a, bon gré mal gré, une histoire commune. L’exemple le plus déroutant est certainement celui de l’Algérie. Les relations entre la France et l’Algérie traversent en effet actuellement une crise d’une intensité rarement atteinte. Entre tensions mémorielles, différends géopolitiques et déclarations incendiaires des dirigeants, les liens entre les deux pays semblent au bord de la rupture. D’après l’historien Benjamin Stora, spécialiste de l’histoire algérienne, la situation actuelle constitue “la crise la plus grave depuis l’indépendance” en 1962. Retour sur les événements qui ont conduit à cet affrontement diplomatique inédit.

Un tournant géopolitique : la reconnaissance française de la “marocanité” du Sahara occidental

L’un des principaux déclencheurs de cette crise a été la reconnaissance par la France, en 2024, de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental. Il s’agit d’une question éminemment complexe. En 1976, les Espagnols quittèrent brusquement leur colonie du Sahara occidental, sans prévoir la moindre disposition pour préparer la post-colonisation. Et ce qui devait arriver arriva, ce territoire, coincé entre le Maroc, l’Algérie et la Mauritanie fut à la fois revendiqué d’une part par les sahraouis du Front Polisario qui réclamaient leur indépendance, et d’autre part par le Maroc et la Mauritanie. Cette dernière abandonna ensuite sa revendication. Aujourd’hui, le Maroc contrôle 80% du territoire, et le Polisario 20%. Ce dernier est soutenu par l’Algérie, ce qui provoque un état de tension permanente avec le Maroc qui revendique l’intégralité du Sahara occidental.

En juillet 2024, Emmanuel Macron a reconnu la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental. Alger a immédiatement réagi en qualifiant cette décision de “grave erreur”. Selon le président algérien Abdelmadjid Tebboune, cette reconnaissance va à l’encontre du droit international, car “le Sahara occidental est un dossier de décolonisation pour l’ONU qui n’a toujours pas été réglé”.

Cette prise de position de la France a entraîné une suspension quasi totale de toute coopération entre Paris et Alger, illustrant l’ampleur de la rupture entre les deux capitales.
La question que l’on peut se poser est : pourquoi la France a-t-elle décidé de prendre position dans ce conflit, alors qu’elle aurait pu y tenir un rôle d’arbitre, plus conforme au droit international, et surtout être en position d’agir dans le cadre d’un processus de paix ?

Un climat délétère alimenté par des déclarations hostiles

Outre le dossier saharien, les déclarations des responsables français et algériens ont contribué à tendre encore davantage les relations. Emmanuel Macron avait déjà suscité la colère d’Alger en 2021 en évoquant un “système politico-militaire” au pouvoir en Algérie, accusant les autorités de réécrire l’histoire à des fins politiques.
De son côté, Tebboune, dans un entretien exclusif accordé à L’Opinion le 30 janvier 2025, a dénoncé la montée d’une hostilité anti-algérienne au sein de la classe politique française. Il s’en est notamment pris aux figures de l’extrême droite, comme Marine Le Pen et Éric Ciotti. Il a ainsi réagi aux propos de la présidente du Rassemblement national, qui a proposé d’appliquer à l’Algérie une politique similaire à celle de Trump envers la Colombie, en limitant drastiquement les visas et en saisissant les biens des Algériens en France. “Ce sont des analphabètes politiques”, a rétorqué Tebboune, ajoutant que “les responsables du RN ont encore des restes de l’OAS dans leur ADN”.

La mémoire coloniale, un contentieux jamais refermé

Le passé colonial continue de peser lourdement sur les relations entre les deux pays. Les tentatives de réconciliation mémorielle, telles que le rapport Stora commandé par Emmanuel Macron, ont rencontré des réactions mitigées en Algérie, où certains ont accusé la France de ne pas aller assez loin dans la reconnaissance de ses responsabilités historiques. Abdelmadjid Tebboune a souligné l’importance de dépasser le contentieux mémoriel, affirmant : “Nous avions beaucoup d’espoirs de dépasser le contentieux mémoriel. C’est pour cela que nous avons créé, à mon initiative, une commission mixte pour écrire cette histoire qui nous fait encore mal.” En 2021, Emmanuel Macron déclarait que l’Algérie s’était construite « sur une rente mémorielle ».
«Quelle rente mémorielle ? » s’est aussitôt indigné le président Tebboune : « Honorer nos martyrs, c’est un devoir. La France continue de commémorer la Seconde Guerre mondiale et réalise des films sur cette période. Pourquoi voudriez-vous nous interdire de faire notre propre travail de mémoire ? ». Le président algérien a insisté sur le caractère unique de la colonisation française en Algérie, la qualifiant de “colonisation de peuplement” plus sanglante que celle de l’Afrique subsaharienne. Il reproche également à la France de ne pas aller assez loin dans la reconnaissance de ses responsabilités historiques.

Autre affaire sensible : celle des crânes algériens du musée de l’homme. Les crânes d’Algériens assassinés par l’armée française au début de la colonisation furent volés par des scientifiques français qui voulaient les utiliser pour des expériences pseudo scientifiques. Ces crânes furent ensuite conservés par le Musée de l’Homme, qui refuse de les restituer, les considérant désormais comme “patrimoine national” Une manifestation est d’ailleurs prévue à Paris le 16 février 2025 pour réclamer la restitution des crânes algériens, et pour la reconnaissance des « crimes de guerre » et des effets dévastateurs des essais nucléaires dans le Sahara.

Le soutien de la France aux opposants algériens

Les tensions diplomatiques ont également pour origine le soutien presque systématique de la France aux opposants algériens. . En février 2023, l’affaire Amira Bouraoui, une opposante algérienne exfiltrée de Tunisie vers la France, a provoqué la colère d’Alger, qui a accusé Paris d’avoir orchestré une “exfiltration illégale” et rappelé son ambassadeur pour consultations.

De plus, l’arrestation en France de plusieurs influenceurs algériens accusés d’incitation à la violence a ajouté une nouvelle couche de tension. L’un d’eux, après avoir été expulsé vers l’Algérie, a été renvoyé en France par les autorités algériennes, provoquant l’indignation de responsables français qui ont dénoncé une “violation des accords bilatéraux”.

Les médias et la classe politique française ont également apporté leur soutien massif à deux écrivains algériens, qui ne se contentent pas de critiquer le gouvernement – ce qui relève de l’exercice démocratique –, mais mettent en cause, dans leurs écrits, l’existence même de la nation algérienne : Kamel Daoud, qui se veut le successeur d’Albert Camus et accusé d’avoir « volé » l’histoire d’une victime de la décennie noire pour l’ouvrage qui lui a valu le Goncourt, et surtout Boualem Sansal, récemment arrêté à Alger, qui écrivait que l’ouest algérien appartenait au Maroc. À l’origine de ces soutiens, le puissant « Cercle algérianiste », composé de nostalgiques de l’Algérie française, qui a lancé une pétition en faveur de l’écrivain.

Immigration et tensions sécuritaires : des différends croissants

Le contentieux migratoire s’est également invité dans la crise diplomatique. La France émet chaque année environ 10 000 demandes de laissez-passer consulaires pour expulser des ressortissants algériens en situation irrégulière. Tebboune a cependant dénoncé une approche “injuste et incohérente” de la part de Paris :“Beaucoup de clandestins se font passer pour des Algériens en France. Or, la majorité de nos compatriotes qui arrivent en France ont des visas pour étudier ou travailler comme médecins, avocats ou ingénieurs.”Un autre point de crispation concerne l’extradition de figures de l’opposition. Tebboune a critiqué le fait que la France accorde le droit d’asile à des personnes accusées de crimes économiques en Algérie, estimant que certaines d’entre elles “ont même été recrutées par les services français comme informateurs”.

Vers une rupture définitive ou un dialogue possible ?

Malgré l’extrême tension actuelle, Tebboune affirme vouloir éviter la rupture totale. Il évoque la métaphore du “cheveu de Mu’awiya”, une référence au calife omeyyade qui cherchait toujours à maintenir un équilibre fragile entre fermeté et diplomatie.“ Le climat est délétère, nous perdons du temps avec le président Macron, mais nous devons maintenir un minimum de dialogue pour éviter l’irréparable.”
Toutefois, les perspectives de réconciliation apparaissent minces. Depuis six mois, le dialogue politique est quasiment interrompu entre Paris et Alger, et les échanges se limitent aux relations commerciales. La montée des tensions en France sur les questions migratoires et mémorielles ne fait qu’exacerber la méfiance algérienne. Le président algérien conclut sur une mise en garde adressée aux responsables français :“Nous sommes conciliants, nous allons doucement, nous sommes prêts à dialoguer, mais le recours à la force est un non-sens absolu.”

L’avenir dira si les deux pays parviennent à surmonter cette crise historique ou si une rupture durable s’impose entre Paris et Alger.

Jean-Michel Brun

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