Par Karim IFRAK
Docteur de l’École Pratique des Hautes Études (E.P.H.E), Karim IFRAK est islamologue et codicologue, spécialiste de géopolitique des mondes musulmans.
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Pays du Caucase, l’Azerbaïdjan, et ce depuis la nuit des temps, s’est toujours nourri d’influences culturelles, cultuelles et linguistiques multiples venues du nord comme du sud. Des influences qui ont collaboré à façonner son histoire plurimillénaire et à forger son identité nationale plurale. situé sur l’antique route de la soie, les simples dépôts de monnaies anciennes révèlent la complexité des échanges commerciaux dont le Caucase a été le théâtre depuis l’Antiquité. La soixantaine de langues parlées dans ces montagnes, correspondant à autant de groupes ethniques, permet de se faire une première idée de ce musée linguistique fascinant. Or, si de nos jours il est admis que l’Azerbaïdjan abrite des communautés aux cultures et convictions hétéroclites, il est peu connu qu’il a été le berceau historique de l’Église Albanaise caucasienne. Une Église, orthodoxe, apostolique et autocéphale, née au cœur d’un grand royaume aujourd’hui considéré comme disparu, connu sous le nom de l’Albanie du Caucase. Les sources écrites connues et la culture matérielle attestent, à partir du Ier s., l’existence d’une large mosaïque constituée de 26 tribus, marquée par un ethnos dominant : les Albaniens. Des tribus au nombre desquelles on peut citer les Guéles, les Légues, les Oudis, les Gargaréens, les Tchilbes, les Silves, des Lupénes, les Tsodiens et les Caspes.
UNE ÉGLISE ET UNE CIVILISATION CAVIARDÉS
Caviardée de bout en bout, le nom de l’Église albanaise caucasienne, à ne pas confondre avec l’Église albanaise balkanique, le restera jusqu’en ce jour de sept. 1937. Un célèbre linguiste Géorgien du nom d’Ilia Abuladze, découvrit alors, en étudiant un manuscrit arménien achevé de rédaction en 1442 (Matenadaran MS 7117), une série d’alphabets inhabituels. Cette découverte fit grand bruit au sein du cercle restreint des experts, mais demeura insuffisante pour pouvoir identifier, sans ambiguïté aucune, l’origine de cet alphabet jusque-là méconnu[1].
En 1947, de nouvelles inscriptions furent découvertes au cours des travaux de construction du grand barrage de la ville de Mingatchevir, en Azerbaïdjan. Identiques aux graphies transcrites dans le manuscrit arménien, elles étaient soigneusement gravées sur quelques stèles funéraires. Une dizaine de lignes en tout, mais qui avaient l’avantage de confirmer que la série d’alphabets étrangers découverte dans le manuscrit arménien faisait foi de valeur historique. Quelques années plus tard, un nouveau corpus renfermant un alphabet identique aux précédents fut découvert en 1952. Toutefois, en raison de la brièveté des inscriptions et du mauvais état physique de l’ensemble, le contenu se révéla décevant.
Plus tard, au monastère orthodoxe Sainte-Catherine du Mont Sinaï (Égypte), à la suite d’un incendie qui ravagea plusieurs locaux au mois de mai 1975, un espace abrité sous le plancher effondré, fut découvert. Sur les 1100 mss qu’il renfermait, 140 d’origine géorgienne y étaient emmurés depuis le XVIIIe s. D’entre tous, deux allèrent se révéler décisifs : le N Sina 13 et 55, deux codex rédigés sur parchemin. Datant du Xe s., les deux manuscrits s’annoncèrent être intégralement des palimpsestes (support dont on a effacé le texte d’origine afin de le remplacer par un nouveau) renfermant chacun un texte albanien en onciales disposées sur deux colonnes sans espace entre les mots. Après comparaison de l’écriture des deux palimpsestes, avec l’alphabet du Matenadaran MS 7117 et les inscriptions lapidaires retrouvées en Azerbaïdjan en 1947 et 1952, le constat des philologues fut sans appel. Les deux manuscrits géorgiens, N Sina 13 et 55, ont été confectionnés à partir d’un unique manuscrit en langue albanienne désormais portée disparue[2].
UN ROYAUME ARRACHÉ À L’OUBLI
L’étude patiente et minutieuses des manuscrits se prolongea jusqu’en 2000. La conclusion des philologues et mythologues du Caucase fut sans ambiguïté. En livrant le vocabulaire religieux du troisième état chrétien de Transcaucasie, le lectionnaire albanien du Sinaï apporte des éclairages inédits sur les conditions de sa christianisation qui, de l’aveu de l’historiographie arménienne médiévale, il est attesté que de nombreuses églises albaniennes furent érigées en Terre Sainte. De leurs côtés, d’autres sources écrites témoignent de la fraternité entretenue entre Géorgiens et Albaniens au cours du Xe s. et qui se manifestait indistinctement à Jérusalem et sur le Sinaï. Un témoignage exprimé, des siècles plus tard, à travers les manuscrits du monastère du Mont Sinaï ; rares rescapés de l’abondante littérature albanienne et qui lève le voile sur les relations étroites qu’entretenait l’Église albanienne du Caucase avec ses sœurs du Moyen-Orient[3].
En se reposant sur ces différentes découvertes, on se rend alors compte que les sources écrites médiévales qui prétendaient que les premières églises de l’Albanie caucasienne remontent au Ier s. disaient donc vrai. À ce propos, le témoignage écrit de Moïse de Kalankatuk (VIIe s.) est on ne peut plus précieux. « À Jérusalem, Élisée fut ordonné par Saint Jacques, frère de Jésus, qui fut le premier patriarche de Jérusalem. Élisée reçut l’Orient en apanage… Il arriva à Guis (nord de l’Azerbaïdjan), fonda une église et offrit un sacrifice. Ce lieu est la source primaire de nos églises, la source des anciennes capitales et le début d’un lieu de rayonnement. »[4]. Cependant, ce n’est qu’au milieu du IVe s., que les rois albanais adoptèrent officiellement le christianisme et commencent à frapper une monnaie locale à Gabala, la première capitale de l’Albanie caucasienne[5].
Ces différents éléments qui confirment l’existence formelle de l’Église albanaise du Caucase, ne manquent pas de poser une délicate question : quelles sont les raisons qui ont provoqué l’extinction de cette Église jadis florissante, et ce jusqu’à son alphabet ?
Et il y a de quoi être dérouté vu que l’on trouve des témoignages sur la langue albanienne et sur son écriture chez Strabon, Hippolyte le Romain, Moïse de Kalankatuk, Korioun, Sebeos, Moïse de Khoréne, Zacharie le Rhéteur, Hethoum, en plus de plusieurs chroniqueurs arabes. Grâce à eux, on sait que l’écriture albanienne s’est formée sur la base du parler gargaréen, riche en gutturales et composé de 52 phonèmes dont de nombreuses sifflantes et chuintantes. Comme dans le cas de l’Arménie et de la Géorgie, l’apparition de la langue albanaise et d’une littérature dans cette langue est liée à la christianisation du pays. Face à la politique d’assimilation menée par les Sassanides, leur volonté d’imposer le mazdéisme ainsi que l’action de l’église syrienne, il fallait absolument opposer dans le pays une église chrétienne de langue locale, et une littérature qui pouvaient préserver l’indépendance cultuelle et culturelle des Albaniens. La Bible et d’autres textes religieux furent donc traduits en même temps que s’instituait une tradition de littérature historique. Du côté des chroniques, on peut citer l’Histoire des Albaniens de Moïse de Kalankatuk, la Chronique albanienne et le Code de Mekhitar Goch, ainsi que l’Histoire de Kirakos Gandzaketzi. La question reste finalement entière.
L’ALBANIE DU CAUCASE : UN HAUT LIEU DU CHRISTIANISME PRIMITIF
Selon la spécialiste de l’histoire de cette région, Klaudia Trever, l’Albanie du Caucase abritait en ses temps reculés, en plus du christianisme adopté par la cour et la noblesse, le zoroastrisme introduit par les Sassanides, ainsi que diverses sectes païennes historiques[6]. Une période marquée par de nombreuses luttes d’ordre idéologiques. D’une part, contre le zoroastrisme de l’empire sassanide. De l’autre, contre la politique d’assimilation de l’Église arménienne qui s’obstinait à soumettre l’Église albanienne. L’arrivée de l’islam dans la région, vers la seconde moitié du VIIe s., permettra à l’Église albanaise, par inadvertance, en mettant fin à l’hégémonie sassanide et en jugulant les velléités arméniennes et géorgiennes, de reprendre son essor. L’arrivée au pouvoir des califes abbassides, permit, en 789, à leur gouverneur de la province caucasienne de transférer sa résidence à Barda, au cœur de l’actuel Azerbaïdjan. Cette nouvelle proximité accorda un avantage certain à l’Église albanaise. Une donne politique qui incita l’historien arménien, Łewond, vers 779, à reconnaître dans l’expansion de l’islam un processus mondial irréversible : le strict respect de la liberté des cultes.
Le traitement des différentes religions locales sur la même base d’égalité, permit à l’Église albanaise de se pérenniser et de prospérer. Au XIIe s. cette dernière connaît un véritable essor au niveau de l’architecture cultuelle. En cette période, de nouvelles églises sont construites, les plus anciennes sont restaurées et de nouveaux modèles architecturaux voient alors le jour. À titre d’exemple, il est possible de citer le monastère de Khatiravang, érigé en 1204 et situé dans le district de Kelbadjar (Azerbaïdjan). Le monastère Khudavang, enregistré auprès de l’Unesco comme monument d’importance mondiale. Un haut lieu, situé dans le district de Kalbajar (Azerbaidjan) et qui se développa, au cours de plusieurs siècles sur les bases de la cathédrale Arzu Khatun, du nom de l’épouse du prince Vakhtang de la Croix supérieur, édifiée en 1214
Et enfin, le monastère de Gandzasar situé dans le district de Terter (Azerbaïdjan). Fondé en 1216, on peut lire sur l’une de ses épigraphies « construit sur l’insistance du patriarche albanien pour les Albaniens ». Un monastère qui fut le centre spirituel de la principauté albanienne indépendante, la résidence des derniers Albaniens d’obédience catholique jusqu’en 1836, date de son abolition [7].
UNE FIN TRAGIQUE
Au XIXe s., tout en pratiquant une politique de russification, l’Empire des tsars n’a hélas pas manqué, dans les périodes de crise d’attiser les tensions interethniques, incitant les uns à massacrer les autres, sous prétexte de rétablir l’ordre. Dans cette veine, en 1836, le gouvernement tsariste décida d’abolir l’Église autocéphale d’Albanie et de la subordonner à l’Église grégorienne arménienne. Un peu plus tard, au début du XXe s., l’Église grégorienne arménienne, avec l’autorisation du Saint-Synode russe, s’appliqua à détruire les traces des archives de l’Église albanaise caucasienne, ainsi que ceux de la bibliothèque des patriarches d’Albanie à Gandjasar qui contenaient les documents historiques les plus précieux, ainsi que les originaux de la littérature albanienne. L’Église albanaise ayant souvent manifesté à l’égard des Églises arménienne et géorgienne, un désir d’autonomie, voire même d’autocéphalie, paya alors le prix fort[8].
L’installation, plus tard, par la Russie tsariste des Arméniens en provenance des Empires Ottomane et Perse, dans les territoires des khanats du Karabakh, d’Erivan et du Nakhitchevan, accéléra ce processus. À peine installée sur ces territoires fraîchement conquis, l’Église arménienne s’empressa de mettre sur pied un vaste processus d’arménisation du patrimoine culturel et cultuel de cette ancienne Albanie du Caucase.
Néanmoins, tenter d’ensevelir autant que faire se peut la vérité, n’empêchera personne, un jour ou un autre, de l’exhumer. Au cours d’une expédition archéologique au Karabakh entamée entre 1918 et 1919, le président (1943-1947) de l’Académie des sciences de l’Arménie soviétique Joseph Orbeli, étudia et décrit plus de 1000 épigraphies gravées sur les dalles murales des églises et monastères du Karabakh, en particulier celui de Gandzasar. Sur la base des résultats de ses recherches publiés dans son livre « Inscriptions de Gandzasar et Havotsptuk », l’archéologue arménien conclut que ce patrimoine architectural cultuel ancestral est celui de l’Église albanaise caucasienne. Rien de surprenant dans le fond, vu que d’autres cas similaires existent. Les sites ourartiens de la République d’Arménie, qui datent du Ier millénaire avant notre ère, font la fierté de tous les Arméniens alors qu’ils n’ont aucun lien direct avec les origines de leur nation.
L’Église albanaise caucasienne est une composante intrinsèque du patrimoine mondial en général et Chrétien en particulier. Protégeons-le, à commencer par le faire mieux connaître.
[1] Ilia Abuladze, Au sujet de la découverte de l’alphabet des Albanais caucasiens, Bulletin de l’institut de la culture de langue, d’histoire et de matériel (ENIMK), vol.. 4. ch. I, Tbilisi, 1938.
[2] H. Kurdian, The Newly Discovered Alphabet of the Caucasian Albanians, Journal of the Royal Asiatic Society, Volume 88, Issue 1-2 , April 1956 , pp. 81-83. Charles Renoux, Le lectionnaire albanien des manuscrits géorgiens palimpsestes N Sin 13 et N Sin 55 (Xe-XIe siècle). Essai d’interprétation liturgique, Brepols, 2012.
[3] F. Delpech, Garcia Quintela, Une chrétienté retrouvée : les Albaniens du Caucase, in : Aprés Dumézil, Archéologie 22, Budapest, pp. 329-338. V. Koutnetzov, I. Lebedinsky, Les Chrétiens disparus du Caucase, Histoire et archéologie du christianisme au Caucase du Nord et en Crimée, Éditions errance, Paris, 1999.
[4] Farida Mamedova, Le problème de l’ethnos albano-caucasien, (traduit depuis le russe par Valérie Le Galcher-Baron), Cahiers du Monde Russe, 1990, pp. 385-395.
[5] Farda Asadov, L’Albanie du Caucase, pp. 112-13, In : La Montagne des peuples et des langues, Demopolis, 2019.
[6] K. Trever, Essais sur l’histoire et la culture de l’Albanie du Caucase. IVe siècle avant J.-C.- VIIe siècle après J.-C., 1959.
[7] L. Khroushkova, Les monuments chrétiens de la côte orientale de la Mer Noire. Abkhazie (IVe-XIVe siécles), Bibliothèque de l’Antiquité Tardive, 2006.
[8] Jean-Pierre Mahé, Quelle protection pour le patrimoine culturel du Sud-Caucase ?, In : La protection du patrimoine culturel du sud Caucase, colloque international organisé, le 15 avril 2021 (en ligne) à l’initiative de l’Institut national du patrimoine (France).