En aout dernier, la chaîne saoudienne Al Arabiya diffusait une émission consacrée au penseur algérien Malek Bennabi. La teneur du propos a fait réagir un grand nombre d’intellectuels algériens. Nous publions ici lquelques unes de ces réactions :
Lettre ouverte de Sadek Sellam, historien, à SE Mr l’Ambassadeur d’Arabe saoudite à Paris.
Paris, le 17 octobre 2035
Objet : désinformation sur El ‘Arabyia au sujet de Malek Bennabi Excellence.
J’ai l’honneur de vous faire part des difficultés nées de la diffusion fin août par la chaîne El ‘Arabyia d’une émission sur Malek Bennabi (1905-1973). L’émission Sidjal, animée par Méchari Edheidi, a invité le professeur Youssef Eddini à présenter ce grand penseur. Les erreurs grossières commises dans cette émission ont fait réagir de très nombreux téléspectateurs qui m’ont envoyé les corrections qui avaient été transmises à la direction de la chaîne par son correspondant à Paris. Deux mois après, aucun de ces démentis n’a été porté à la connaissance des téléspectateurs. Voilà pourquoi je me permets de m’adresser à votre Excellence.
Cette émission a le mérite d’avoir essayé de répondre à l’importante demande de connaissances sur ce théoricien de la Civilisation et apôtre de la Renaissance. Mais, pour avoir été sollicité récemment à faire plusieurs conférences en moins d’un mois, j’ai pu constater l’étonnement de nombreux chercheurs sur la vie et l’œuvre de Bennabi après le refus d’El ‘Arabyia de tenir compte des corrections apportées aux plus grossières des erreurs commisses dans cette émission. Non seulement l’animateur et l’invité ne sont même pas fixés sur l’année de la mort de Bennabi, mais le professeur dit que ce dernier serait mort des suites de « l’agression de son voisin »(sic). A ces erreurs factuelles, il a ajouté des jugements à l’emporte-pièce qui révèlent son insuffisante connaissance de l’œuvre de Bennabi.
Pour avoir rendu visite régulièrement à Bennabi quand il était hospitalisé à l’hopital La Salpétrière à Paris en septembre-octobre 1973, j’apporte un démenti catégorique à cette (dés) information. Son épouse m’a relaté l’évolution de la maladie pour laquelle il a été hospitalisé. A aucun moment il n’a été question d’ « agression de son voisin ». Après une opération chirurgicale qui a fait découvrir un mal incurable, l’équipe soignante a recommandé son rapatriement à Alger où il est décédé le 31 octobre 1973. Tous les frères qui lui rendaient visite démentent le récit de sa mort donnée par El ‘Arabyia.
L’invité d’El Arabyia émet des doutes sur la connaissance de l’arabe par Bennabi. Son erreur sur ce point est aussi grossière que la précédente. Car tous les lecteurs de (et sur) Bennabi avait obtenu le diplôme de la Médersa d’Etat de Constantine, un établissement bilingue où étaient enseignées les littératures arabe et française, le droit musulman et le droit français. C’est cette bonne connaissance de l’arabe qui l’a mis en mesure de traduire lui-même dans cette langue en 1949 son livre « les Conditions de la Renaissance. Problème d’une Civilisation » publié la même année en français. Le manuscrit de cette traduction réalisée par l’auteur à Dreux (Eure-et-Loir) vient d’être publié par son élève Omar-Kamel Mesqaoui aux éditions Dar el Fikr à Beyrouth. En outre, dès son arrivée au Caire au début de la guerre de libération algérienne, Bennabi s’est mis à écrire directement en arabe, comme il l’explique dans la présentation de son livre « la Lutte idéologique dans les pays colonisés ».
L’islamologue Louis Gardet, qui a lu tous les livres de Bennabi, et l’a rencontré, l’a présenté comme un « penseur unique en son genre ». Dans son livre sur le roi Saoud, l’historien français Jacques Benoist-Méchin le considère comme « le plus grand penseur de l’Islam contemporain ». Parlant de son livre « Vocation de l’Islam », le grand arabisant Jacques Berque y trouve une « analyse extrêmement pertinente » des problèmes musulmans par « un penseur algérien moderne ». Régis Blachère juge que Bennabi va plus loin que les cheikhs Mohamed Abdou et Rachid Réda, tandis que pour le sociologue Georges Balandier, « Vocation de l’Islam » est le signe du retour de la « vigueur intellectuelle » absente en terre d’Islam depuis Ibn Khaldoun. Pour sa part, Boutros-Ghali vante les mérites de « l’Afro-Asiatisme – Conclusions sur la conférence de Bandoeng » où, selon lui, Bennabi expose une vision « humaniste » du Non-Alignement.
Ceux qui ont à l’esprit ces jugements élogieux choisis parmi de nombreux autres, ne peuvent souscrire aux tentatives de l’invité de caser à tout prix Bennabi parmi les orateurs de « l’Islam politique », et lui coller des étiquettes comme « wahabite », « Edward Saïd des islamistes ». Youssef Eddini est, sans doute, trop enfermé dans « Ilm al Maqalat », et semble trop influencé par les islamo-politistes sécuritaires, fâchés avec l’histoire contemporaine et qui avaient commencé la désinformation sur Bennabi pour les besoins de l’utilisation de la peur.
Il y a certes eu des « islamistes « qui se réclamaient de Bennabi, comme il y a eu des anti-islamistes qui essayèrent de faire cautionner par son prestige la politique dite d’ « éradication ». Mais nombreux sont ceux qui contestent ces tentatives de récupération après avoir lu dans « Vocation de l’Islam » les réserves émises sur les « Frères Musulmans » à qui Bennabi reprochait d’avoir renoncé à leur rôle « civilisateur » pour mieux s’engager dans une course pour le pouvoir. En outre, tous les lecteurs ont en mémoire le sérieux reproche adressé en 1956 à Syed Qotb au sujet du changement du titre de son livre « Vers une Société islamique », dont le manuscrit était intitulé « Vers une Société islamique Civilisée ». Bennabi reprochait au grand penseur égyptien de croire et de faire croire qu’une société musulmane est nécessairement civilisée. Dans une lettre adressée en 1971 au congrès de l’AEIF (Association des Etudiants Islamiques en France) Bennabi a explicité cette critique. Il cite le livre « la Djahilyia du XX° siècle ». pour reprocher à son auteur un « état d’esprit intégriste » qui l’amène à excommunier (takfir) toute la communauté musulmane, sous prétexte qu’elle était sous-développée.
Il n’aurait pas approuvé non plus ceux qui tentèrent de mettre le prestige de Bennabi au service des « éradicateurs » qui annulèrent les élections parce que leurs résultats ne leur convenaient pas, et qui cherchèrent vainement à promouvoir un courant « bennabiste » opposable à celui, qui était minoritaire au sein du parti vainqueur aux élections. Après sa conférence de 1960 au Caire, sur « Islam et démocratie » (traduite en français en 1968), il s’est prononcé pour le pluralisme politique en Algérie. Pour s’en apercevoir, il suffirait de lire son « Témoignage pour un million de martyrs », rédigé après la fin de la guerre de libération en Algérie. Dans sa lettre à Ben Bella à qui fut remis ce Témoignage, Bennabi s’est prononcé pour le multipartisme. Très peu d’« islamistes » étaient inspirés par cette conférence.
Il n’est pas exact non plus de ranger Bennabi parmi les « personnalités inquiètes » (chakhsiates al qaliqa) chères à Abderrahman Badaoui (qui ne le cite pas dans son livre). Il suffit d’avoir rencontré ceux qui le connurent pour s’apercevoir qu’il « écrivait dans la Sakina », comme dit l’émir Abdelkader (aktoubou bi sakina).
La mention de son opposition à la partition de l’Inde renvoie à ses échanges épistolaires avec Abou l Kalam Azad (le ministre indien de l’Education), dont il fait état dans son grand livre sur la conférence de Bandoeng que l’invité de Sidjal gagnerait à lire. Bennabi partageait l’inquiétude de cet auteur d’un commentaire mystique du Coran sur le risque de voir la décolonisation conduire à une déplorable substitution de « la haine des petits au mépris des grands ».
Dans le même livre il appelait les élites anticolonialistes à s’élever au niveau de leurs nouvelles responsabilités, sous peine de « faire plus de mal à leurs peuples que le colonialisme lui-même ». C’est cette hauteur de vue qui est à l’origine du grand regain d’intérêt pour les idées de Bennabi dans le monde arabe, dans les pays musulmans et dans le monde entier.
Enfin, Bennabi a critiqué Frantz Fanon et, surtout, ses admirateurs parmi les nouveaux responsables de l’Algérie indépendante. Il reprochait à ce psychiatre qui, après découvert chez ses patients de l’hôpital de l’hôpital de Blida les ravages psychiques de la violence coloniale, d’avoir conceptualisé et, même, sacralisé la Violence anticoloniale. Car, pour Bennabi, le recours à la violence résultait des blocages coloniaux. Mais une fois l’indépendance acquise, « la Nouvelle Edification », décrite dans ses conférences en Syrie et au Liban en 1959-60, exige une culture plus élaborée que celle de la Violence.
Pour tous les lecteurs de Bennabi, qui deviennent de plus en plus nombreux, les sérieuses erreurs commises par le journaliste qui interrogeait le politologue et par ce dernier portent atteinte d’abord au prestige de la chaîne Al ‘Arabyia dont Bennabi aurait vanté les mérites pour son louable rôle dans l’amélioration de la culture historique et politique dans le monde arabe.
Voilà pourquoi, je prie Votre Excellence d’user de son influence pour que la chaîne accepte de porter à la connaissance des téléspectateurs ces rectifications des erreurs commises sur Malek Bennabi. En vous remerciant à l’avance, je vous prie de croire, Monsieur l’ambassadeur, à l’assurance de ma haute considération.
Sadek SELLAM. Historien
De son côté, le professeur Ammar Talbi a adressé une lettre à l’ambassadeur d’Arabie à Alger. Talbi est le plus ancien disciple de Malek Bennabi, qu’il avait connu au Caire dans les années 50. Il rappelle, en arabe, les mêmes éléments qui démentent les approximations et inexactitudes de l’invité d’El Arabyia sur Bennabi. En voici la traduction française :
Lettre ouverte à Son Excellence l’Ambassadeur du Royaume d’Arabie saoudite en Algérie.
Rectification de certaines informations diffusées dans l’émission « Sijal » concernant le penseur algérien Malek Bennabi.
Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux Que la paix, la miséricorde et les bénédictions de Dieu soient sur vous. Nous avons suivi avec grand intérêt le dernier épisode de l’émission « Sijal » diffusée sur la chaîne Al Arabiya, dans lequel le professeur Youssef Al-Dini a évoqué le grand penseur algérien Malek Bennabi, que Dieu lui fasse miséricorde. Tout en exprimant notre gratitude à la chaîne et au professeur Al-Dini pour l’intérêt qu’ils portent à ce penseur islamique pionnier, nous souhaitons, de notre point de vue académique et scientifique, rectifier certaines informations inexactes présentées lors de cette discussion, afin de préserver l’intégrité du savoir et la mémoire de ce penseur, considéré comme l’une des figures les plus importantes de la pensée islamique moderne.
Premièrement : Il a été affirmé lors de la discussion que Malek Bennabi ne connaissait pas la langue arabe, ce qui est inexact. Il a fait ses études à l’école publique de Constantine, où l’enseignement était dispensé en arabe et en français et où le programme comprenait des matières telles que la jurisprudence islamique, la théologie et la culture islamique. Cette école préparait ses diplômés à des fonctions de juge, d’imam et de traducteur. De plus, après son installation au Caire, il a écrit son ouvrage « La Lutte intellectuelle dans les pays colonisés » directement en arabe, même s’il a parfois utilisé le français, car l’élite de l’époque ne maîtrisait pas bien l’arabe.
Deuxièmement : Le professeur Youssef a déclaré que la mort de Malek Bennabi était due à une attaque. C’est inexact. Le penseur, que Dieu ait son âme, est décédé des suites d’une opération chirurgicale à Paris. Après que les médecins eurent perdu tout espoir de guérison, il est retourné en Algérie et est décédé à son domicile à Alger. J’étais personnellement présent à son décès.
Troisièmement : On a décrit le penseur comme un homme anxieux, à l’instar de certains penseurs de l’histoire de l’islam décrits par le professeur Abdel Rahman Badawi. Cependant, cela ne s’applique pas à Malek Bennabi, croyant inébranlable, dont la foi est restée inébranlable depuis l’enfance. Il a fait preuve de patience face aux épreuves de la vie, malgré le harcèlement et la surveillance dont il a été victime de la part des services de renseignement français et de l’orientaliste Louis Massignon. Ces épreuves lui ont causé de la souffrance, mais elles n’ont pas ébranlé ses convictions ni sa résilience intellectuelle face au colonialisme et à ses collaborateurs.
Quatrièmement : Malek Bennabi a lui-même traduit son ouvrage « Les Conditions de la Renaissance » en arabe en 1949, année de sa parution en français. Son élève, le docteur Omar Meskaoui, a publié cette traduction aux éditions Dar al-Fikr à Beyrouth en 1960. Son livre « Islam et Démocratie » a également été traduit en français, et j’ai personnellement assisté à sa conférence sur ce sujet. Excellence, Notre but, en formulant ces remarques, est de corriger certaines inexactitudes apparues dans l’épisode susmentionné, dans un souci d’exactitude scientifique et en reconnaissance de la haute stature intellectuelle du penseur algérien Malek Bennabi dans les mondes arabe et islamique, et plus particulièrement au sein des cercles intellectuels du Royaume d’Arabie saoudite.
Nous vous prions de bien vouloir transmettre ces remarques au département concerné de la chaîne Al Arabiya, afin qu’elles soient prises en compte dans les prochains épisodes, préservant ainsi la crédibilité des médias arabes dans leur couverture des figures éminentes de la pensée islamique.
Veuillez agréer, Excellence, l’expression de nos plus hautes considérations et de notre profonde gratitude.
Dr Ammar Talbi Titulaire de la Chaire Malik Bennabi d’études civilisationnelles Algérie
La nièce de Malek Benabi, Zineb Meskaldji, a également tenu à adresser une lettre au producteur de l’émission Sidjal d’El Arabyia dans le but de rectifier les erreurs commises. Elle est l’héritière de Malek Bennabi. En vertu d’un jugement du tribunal d’Alger de 2008 , toute réédition des ouvrages de Bennabi doit être autorisée par elle :
Monsieur,
J’ai l’honneur de m’adresser à vous afin de clarifier certains points et de corriger certaines erreurs concernant la vie du penseur Malek Bennabi, évoquées lors d’un débat animé par le Dr Youssef Dini. Voici les points abordés :
Au cours du débat, le professeur Youssef Dini a affirmé que Malek Bennabi ne maîtrisait pas l’arabe, une opinion partagée par l’animateur de l’émission. Malgré sa connaissance approfondie de la pensée de Malek Bennabi, les deux hommes semblent ignorer qu’il a été diplômé de l’École bilingue des juges de Constantine dans les années 1920.
En réponse aux invitations du martyr Cheikh Larbi Tebessi, il a donné des conférences en arabe à plusieurs reprises dans les villes de Tébessa et de Skikda, à l’invitation du Cheikh Ghassri. Après son installation au Caire en avril 1956, il a commencé à rédiger ses œuvres en arabe. Son livre intitulé « La lutte intellectuelle dans les pays colonisés » en est un parfait exemple. Il a également traduit personnellement « Les Conditions de la Renaissance » en arabe en 1949.
Au cours de la même séance, le professeur Youssef al-Dini a affirmé que la mort de Malek Bennabi était due à une attaque. Ceci est également inexact. Malek Bennabi, que Dieu ait son âme, est décédé des suites d’une tumeur au cerveau découverte après une intervention chirurgicale à l’hôpital La Salle-Pétrière à Paris, où il avait reçu la visite d’étudiants et d’amis. Après que les médecins eurent perdu tout espoir de guérison, il est retourné à son domicile de la rue Franklin-Goosevelt, dans la capitale, où il s’est éteint le 31 octobre 1973.
Quant aux études intellectuelles et à la comparaison de ses idées avec celles de nombreux érudits et intellectuels tels que Toynbee et Edward Said, etc., cela relève du domaine des intellectuels qui ont mené des recherches approfondies. Il s’agit du rôle des universitaires qui ont étudié Malek Bennabi et d’autres érudits du monde entier de manière exhaustive.
C’est ce que je souhaitais exprimer par la présente, afin de clarifier les faits et d’enrichir le débat scientifique sur certains points relatifs à la vie de Malik Bennabi, figure majeure de la pensée civilisationnelle, et à sa place dans l’histoire de la pensée arabe et islamique.
Veuillez agréer, Monsieur, l’expression de mes plus sincères respects.
Mme Mesqalji Zeinab, nièce et héritière de Malik Bennabi.
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