LA LIBERTÉ D’EXPRESSION A-T-ELLE DES LIMITES ?

Tous contre un... ou l'air de la calomnie
Par Jean-Michel Brun

Toute liberté a ses limites. Elle ne peut même exister sans elles. Les frontières, par exemple,  garantissent la liberté aux citoyens en les protégeant des menaces extérieures. Le droit et ses règles protègent la liberté des plus faibles en écartant la loi du plus fort. Ses bornes sont définies par la maxime, souvent répétée, mais trop rarement appliquée :  « La liberté des uns s’arrête où commence celle des autres »

« Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime, et la loi qui affranchit » Henri Lacordaire, 1848

Les limites de la liberté d’expression, c’est le respect. Et tout particulièrement le respect à l’égard de celui qui est différent, tant il est aisé de côtoyer celui qui nous ressemble, qui partage nos idées, possède les mêmes codes, et tant il est difficile d’accepter des points de vue, des coutumes, des cultures qui ne sont pas les mêmes que les nôtres, qu’on ne comprend pas.

Philippe Geluck
Philippe Geluck © Claude Truong-Ngoc / Wikimedia Commons

C’est ce que, interrogé sur les caricatures, exprimait le dessinateur Philippe Geluck  : « La liberté s’arrête où commence celle des autres. Je pense qu’on doit pouvoir rire de tout, mais on doit le faire avec responsabilité, et dans le respect des autres. Et particulièrement des gens d’une autre culture, ou d’une autre religion […] J’ai fait des dessins (sur l’islam, NDLR) mais il y a une chose que je trouve qu’il ne faut pas faire, c’est le tabou absolu pour les musulmans, c’est représenter leur Prophète. Nous, qu’on soit athée, catholique, ou d’une autre religion, on ne voit pas où est le problème. Mais les musulmans le voient. Et je n’ai pas envie de blesser la majorité des musulmans, qui sont des pacifiques, des braves gens, des citoyens, des frères, nous vivons dans le même pays, an paix, en bonne harmonie. De quel droit, pour la liberté d’expression, j’irai les blesser, les insulter dans ce qu’ils ont de plus sacré ? »

C’est aussi ce que rappelait Jacques Chirac en 2006, à l’occasion de la publication, par Charlie Hebdo, de caricatures sur l’holocauste  :
« Je condamne les provocations manifestes susceptibles d’attiser dangereusement les passions. […] Tout ce qui peut blesser les convictions d’autrui, en particulier les convictions religieuses, doit être évité. La liberté d’expression doit s’exercer dans un esprit de responsabilité. […] Si la liberté d’expression est un des fondements de la République, celle-ci repose également sur les valeurs de tolérance et de respect de toutes les croyances ».

« Mais alors, la République recule! » lance Jean-Marc Morandini au père Michel Viot qui  explique à Hassan Chalghoumi pourquoi l’humiliation n’est pas l’expression de la liberté.

Jules Ferry
Jules Ferry

Non. La République est la fraternité, non le mépris. Jules Ferry, si souvent convoqué lorsqu’il s’agit de définir la laïcité à l’école, rappelait, en 1882 :
 » Outrager les consciences religieuses des élèves, c’est aussi grave que de leur infliger des châtiments corporels ou d’abuser d’eux. […] Si un instituteur public s’oubliait assez pour instituer dans son école un enseignement hostile, outrageant pour les croyances religieuses de n’importe qui, il serait aussi sévèrement et rapidement réprimé que s’il avait commis cet autre méfait de battre ses élève ou de se livrer contre eux à des sévices coupables. »

Même l’ancien ministre de l’éducation nationale, Luc Ferry, qu’on ne peut soupçonner de sympathies islamistes, c’est le moins qu’on puisse dire, demandait un retour à la raison : « On n’est pas obligé pour enseigner la liberté d’expression de monter des caricatures qui sont à la limite de la pornographie et qui sont quand même ignobles. Il faut dire les choses et Dieu sait que je ne suis pas un collabo du terrorisme islamiste, mais je pense qu’on n’est pas obligés d’insulter les gens pour défendre la liberté d’expression. »

D’ailleurs la liberté d’expression a déjà ses limites légales. Les lois Gayssot interdisent les discours révisionnistes, et a fortiori antisémites, Dieudonné a été interdit d’antenne et de spectacle.

Ce qui pose problème, c’est l’égalité de traitement entre les discours. Et dans le cas des musulmans, il faut reconnaître que l’équilibre n’y est pas.

Alors que Charlie Hebdo se définit comme le porte-parole de la liberté d’expression, le dessinateur Siné fut renvoyé du journal dont il fut l’un des pionniers pour avoir raillé le fils de Nicolas Sarkozy et sa conversion au judaïsme pour des raisons matrimoniales. Son billet fut jugé antisémite par  Philippe Val, alors directeur du journal et Siné fut sommé de présenter ses excuses, ce qu’il refusa.
Le licenciement fut jugé abusif et Charlie Hebdo fut condamné en appel à verser 90 000 euros d’indemnité à Siné. Mauvais perdant, le journal répondait, sous le trait de Charb par une couverture où il moquait le combat de Siné contre la maladie qui devait l’emporter. Quelle grandeur d’âme !
Aucun politique ne s’était alors élevé contre cette atteinte à la liberté d’expression, surtout de la part d’un journal qui s’en veut le champion.

Cas d'écoleDès le lendemain de la cérémonie voulue par Jean-Michel Blanquer en mémoire du professeur assassiné pour avoir montré des caricatures du Prophète de l’Islam à ses élèves, où il fut demandé aux enfants de tous les établissements scolaires de lire des textes sur la liberté d’expression, le Ministre de l’Education faisait censurer une bande dessinée, « Cas d’école » de Christophe Tardieux, parue dans Mediapart, qui évoquait sa fille ! Curieusement, aucun journal n’a repris le dessin pour affirmer son soutien à la liberté d’expression…

C’est cette différence de traitement que soulignait, lors d’une conférence de presse, Erkki Toumioja, ancien Ministre des Affaires Étrangères de Finlande, d’où sont parties les fameuses caricatures
“Je ne comprends plus rien.
Quand on se moque d’un noir, c’est du racisme.
Quand on se moque d’un juif, c’est de l’antisémitisme.
Quand on se moque des femmes, c’est du sexisme.
Mais quand on se moque d’un musulman, c’est la liberté d’expression“

Deux poids et deux mesures, tel est le problème. Une question que soulève l’attitude ambigüe de certains politiques et intellectuels à propos de l’islamophobie.

Doit-on pour autant répondre au manque de respect par la violence ?
Non, évidemment. Nous sommes dans un Etat de droit, et la loi du talion n’a pas sa place dans notre pays. L’insulte n’a jamais été, et ne sera jamais, souhaitons-le, une circonstance atténuante. Lorsqu’un crime est commis au nom d’une idée, d’une idéologie, d’une foi, cela reste un crime. D’ailleurs, le talion n’a pas grand chose à voir avec les affaires des caricatures. Celles-ci étaient juste de mauvais goût, pas drôles, stupides. Un humour à deux roupies inspiré par une bêtise crasse. Et la bêtise n’est pas un crime. Sinon, toutes les prisons du monde n’y suffiraient pas !
Et face à l’imbécilité, la seule réponse valable est l’indifférence. Pas le silence, car celui-ci encourage les lâches, mais le mépris. Suivons l’exemple de Valéry Giscard d’Estaing, qui répondit à ses détracteurs au moment de l’affaire des diamants : « Il faut laisser les choses basses mourir de leur propre poison ».

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